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[1] John Fante, Demande à la Poussière, 10-18, La Flèche (Sarthe), 1939, 272p
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[2] John Fante, op. cit, p.27-28
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[3] Définition d’économie d’après le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
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[4] Définition d’attention d’après le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
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[5] Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, Paris, 2014, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Grégoire Chamayou, 144 pages. Ce recueil présente une théorie de Jonathan Crary qui montre le sommeil comme étant le dernier rempart face à un capitalisme qui arrive progressivement à tout monétiser, en rendant la consommation disponible en permanence le capitalisme a envahi tous les temps de vie humain à part le sommeil qui reste une nécessité.
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[6] Georg Franck, « économie de l’attention » dans Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, Paris, 2014, traduit de l’allemand par Laura von Niederhaüsen, p.55.
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[7] Adrian Staii, Attention ou trafic ? Critiques de quelques illusions d’économies dans Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, Paris, 2014, p.137
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[8] Platon, Gorgias
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[9] Patrick Le Lay, dans Les Dirigeants face au changement : Baromètre 2004, Huitième jour, Paris, 2004, 120 pages
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[10] Vivian Sobchack, Comprendre les écrans : une médiation in medias res dans Mauro Carbone, Vivre par(mi) les écrans, Les presses du réel, Monts, 2016, p.30
« Les écrans ne sont plus seulement les médiateurs de notre connaissance du monde, de nous-mêmes et des autres ; au-delà de la représentation, ils sont devenus le moyen privilégié par lequel s’affirme notre existence même. »
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[11] Félix Guattari, Qu’est-ce-que l’écosophie ?, lignes poche, imprimé en Europe, 2013, p.281
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[12] André Gide, Les nourritures terrestres suivi de Les nouvelles nourritures, folio, 1917-1936, p.204
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[13] Bernard Stiegler, Relational ecology and the digital pharmakon, Culture machine volume 13 : Paying Attention, édité par Patrick Crogran et Samuel Kinsley, 2012, p.01
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[14] Jean-Philippe Lachaux, Le cerveau attentif, Paris, Odile Jacob, 2013, p.160
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[15] Il est intéressant de noter la contradiction dans l’appellation de ces maladies liée à l’attention, celle-ci est paradoxale mais sensée, le sujet qui subit un déficit de l’attention est un sujet qui la maîtrise mal et se laisse facilement distraire, d’une certaine manière il est donc hyperactif, son attention est trop instable. Selon le point de vue adopté le sujet est donc à la fois hyper attentif et trop peu attentif.

[16] Pascal, Pensées, Divertissement 132-139, 1670
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[17] Le « hook » se traduit comme une captation répétée, la création d’une habitude, « being hooked » se traduit par « être accro », ou « être accroché » en français.

[18] Bernard Stiegler, Le numérique empêche-t-il de penser ?, Esprit presse, Janvier 2014
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[19] Platon, Phèdre, 274c-275b
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[20] Jacques Derrida, La pharmacie de Platon, repris dans La dissémination, Éditions du Seuil (1972) et plus récemment dans la traduction Luc Brisson du Phèdre de Platon, éd. poche GF.
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[21] Nir Eyal, Hooked: how to build habit-forming products, 2014
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[22] Henri Bergson, Le rire, Petite biblio Payot, Barcelone, 1900, p.148
“ Vivre c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réponses appropriées »
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[23] Adrian Staii, op. cit, p.144
“ Les argumentaires commerciaux voudraient nous persuader que ce signe de présence vaut attention, mais nous ne sommes pas obligés d’y croire. »
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[24] Bernard Stiegler, Le numérique empêche-t-il de penser ?, op. cit
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[25] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, Nanterre, 2014, p.51
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[26] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, Nanterre, 2014, p.46
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[27] Félix Guattari, op. cit, p.73
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[28] La médiologie est une discipline conceptualisée par Régis Debray qui interroge les échanges entre les médias, les technologies, les structures de pouvoir (telle que la religion ou la politique) et la réalité, il lance en 1996 la revue médiologie. Il ne s’agit pas d’une étude des médias en eux-mêmes, mais d’une étude des rapports qu’entretiennent ceux-ci avec certaines évolutions sociales.

[29] Dominique Boullier, Médiologie des régimes d’attention, dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, p.93
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[30] Vivian Sobchack, op. cit, p.30
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[31] Julien Pierre, Le régime de la dispersion : quand les notifications s’invitent dans la vie privée, dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, p.203
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[32] Sébastien Broca, « Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 21 mai 2012, consulté le 26 décembre 2018.
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[33] ibid.
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[34] Romain Gary, Les Racines du ciel, folio, paris, p.137
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[35] Bernard Stiegler, 2014, Le numérique empêche-t-il de penser ? op. cit
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[36] Gilbert Simondon, 2007, L’individuation psychique et collective. Paris, Aubier.
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[37] Bernard Stiegler, 2012, Relational ecology and the digital pharmakon, op. cit
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[38] Bernard Stiegler, 2014, Le numérique empêche-t-il de penser ? op. cit
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[39] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, op. cit, p.257
Dans le sens commun, aliénation signifie « Situation de quelqu'un qui est dépossédé de ce qui constitue son être essentiel, sa raison d'être, de vivre. ». Chez Hegel et Marx, l’aliénation est un phénomène qui force les individus à agir contre leur volonté, voir à oublier quelle est leur volonté.
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[40] Félix Guattari, op. cit, p.162
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[41] Pour Félix Guattari l’intelligible semble ne pas correspondre au statut de non-sens de l’art, en mettant des mots sur une oeuvre, on la réinscrit dans ce qu’il appelle les « coordonnées du monde ». C’est de cette manière que j’entends son idée de « significations dominantes ».

[42] Christophe Hanna, Attention et valorisation : esquisse d’une poétique de la remarque, dans Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, Paris, 2014, p.242-245
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[43] Christophe Hanna, op. cit, p.249
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[44] Barnaby Steel, Fisheye Hors-Série Juillet-Août-Septembre 2018, p.11
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[45] Article présentant le poids des Big Data en 2013
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[46] Héraclite. Traduction et Commentaire des Fragments, 1959, Abel Jeannière, éd. Aubier Montaigne, 1985, p. 116
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[47] Aldous Huxley présente l’illusion de l’objectivité des sciences comme un danger pour la liberté dans le sens où elle permet à des outils de contrôle de fixer et de gérer des concepts par essence non-quantifiable, non-objectivable :
« On peut définir la science comme la réduction de la multiplicité à l’unité. Elle s’efforce d’expliquer les phénomènes indéfiniment divers de la nature en négligeant de propos délibéré le caractère unique des événements particuliers, pour se consacrer sur ce qu’ils ont en commun et en abstraire finalement quelque « loi » qui permettent d’en rendre compte de façon logique et de travailler sur eux. »
Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, Pocket, 1958, p.32
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[48] Cormac McCarthy, Le grand passage, points, France, 1994, p.504
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[49] J’évoque ici l’adoption du “temps universel coordonné » en 1883
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[50] Je fais ici référence au Taylorisme et au Fordisme.

[51] Benjamin Franklin, Advice to a young tradesman, 1748
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[52] « Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d'ici s'en iraient à passer des petites chevilles à l'aveugle d'à côté qui calibrait, lui, depuis des années les chevilles, les mêmes. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Folio, Malesherbe, p.226
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[53] Voir par exemple les expériences menées sur des pigeons et des rats par Burrhys Frederic Skinner pour comprendre les comportements d’addiction et surtout les mécanismes de conditionnement des comportements.
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[54] Jonathan Crary, op. cit
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[55] ibid. p.9
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[56] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Presse pocket, Paris, 1988
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[57] ibid.p.185
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[58] Quantité de données créées chaque jour en 2019
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[59] Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, folio essais, Trebaseleghe, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, 1882, p.220
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[60] La première page de recherche dans Google accumule plus de 90% des clics, le premier lien présenté est le lien visité plus de 35% du temps
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[61] Matteo Pasquinelli, Google PageRank : une machine de valorisation et d’exploitation de l’attention dans Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, Paris, traduit par Clément Blachier, Victor Lockwood & Xiaomeng Zuo, 2014, p.167-174
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[62] Jean-Philippe Lachaux, op. cit, p.144-150
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[63] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, op. cit, p.110-113
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[64] Sophie Eustache & Jessica Trochet, De l’information au piège à clic, Août 2017
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[65] Aaron Swartz dans Brian Knappenberger, The Internet’s own boy: The story of Aaron Swartz, 2014, passage de l’interview de 21’49 à 22’30
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[66] Site de Louise Drulhe présentant sa recherche de diplôme de l’ENSAD Paris sur la spatialisation du web
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[67] Franco Berardi, Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, Traduit par Charlotte Brenguier & Alexandre Perraud, p.157
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[68] Tim Berners-Lee dans une interview accordé au magazine Vanity Fait en Août 2018
“The spirit there was very decentralized. The individual was incredibly empowered. It was all based on there being no central authority that you had to go to ask permission,” he said. “That feeling of individual control, that empowerment, is something we’ve lost.”
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[69] Franco Berardi, Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, Traduit par Charlotte Brenguier & Alexandre Perraud, p.158
« Contrairement à l’individualisme, la singularité n’est pas concurrentielle, elle n’est pas échangeable ni standardisée »
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[70] Daniel Bougnoux, L’ivrogne et le réverbère, dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, p.76
« Ce n’est plus le déluge et l’encombrement qu’il faut craindre avec les nouveaux outils, mais une privatisation dommageable et une restriction des individus aux seules curiosités touchant leurs propres mondes. »
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[71] Cette opposition apparaît dans l’analyse topologique de l’attention de Dominique Boullier au travers des topologies d’immersion et de projection : dans un cas on laisse l’environnement envahir le « moi », dans l’autre, on projette nos connaissances pour rendre l’environnement compréhensible quitte à en modifier l’expérience. L’errance dans une ville inconnue est immersive, le repérage dans une ville inconnue grâce à un GPS est projective.
Voir Dominique Boullier, Médiologie des régimes d’attention, dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, p.100-102
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[72] Elle ne sert évidemment pas seulement cette fonction, elle permet de faciliter les navigations, de gagner beaucoup de temps, d’enregistrer des informations entre plusieurs visites... Ma lecture de ce phénomène d’individualisation est sciemment orientée, je cherche ici à montrer son utilité pour le développement d’une conception quantifiable de l’attention et d’une économie de l’attention auquel elle semblait à priori s’opposer (la notion d’individualisation s’opposant sémantiquement à la notion d’uniformisation).

[73] Nir Eyal, Hooked: How to build habit-forming products, Portfolio Penguin, 2014, 256 pages
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[74] Je fais ici références aux termes « Pain » « Painkillers » et « Relieving a pronounced itch »

[75] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, Saint-Amand-Montrond (Cher), 2010, traduit de l’anglais par Thomas Chaumont, p.82
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[76] Jean-Philippe Lachaux, op. cit, p.191
Il s’agit d’un plaisir dut à la libération d’opioïdes au contact d’un stimulus plaisant. Ce stimulus peut-être une notification attestant de l’attention qu’une personne nous porte, la vue d’une personne appréciée, d’une vidéo drôle etc…
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[77] Jean-Philippe Lachaux, op. cit, p.186 Terme emprunté à Jean-Philippe Lachaux, il définit l’idée d’une attention non seulement captée mais aussi gardée captive du fait d’une émotion agréable ressenti au contact de l’objet d’attention
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[78] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, Saint-Amand-Montrond (Cher), 2010, traduit de l’anglais par Thomas Chaumont, p.82- 83
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[79] Présentation du plugin Demetricator, des raisons de son existence et de ce qu’il interroge par Benjamin Grosser
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[80] Documentaire de Marc Meillassoux & Mihaela Gladovic, Nothing to hide, 2017
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[81] Philippe Vion-Dury, La nouvelle servitude volontaire, FYP editions, 2016, introduction en ligne
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[82] Bernard Stiegler, L’attention entre économie restreinte et individuation collective, dans Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, Paris, 2014, p.129
« C’est à partir du moment où l’attention est canalisée par les industries culturelles que se pose véritablement la question de la toxicité de sa captation. Le problème vient de ce que, quand on capte l’attention de manière industrielle, on finit par la détruire. »
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[83] Comme le remarque justement Hartmut Rosa, cette « pensée » ne se raccroche à aucun réel projet politique mais plutôt à un état de fait : la nécessité d’accélérer dans tous les domaines et d’une croissance permanente pour que le système capitaliste ne s’effondre pas. Hartmut Rosa, op. cit, p.104
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[84] Puisque notre attention est évaluée et transformée en données qui ont une valeur monétaire, ce contenu n’est en réalité pas gratuit.

[85] Platon, Gorgias
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[86] Harry Frankfurt, The importance of what we care about. Philosophical essays, Cambridge University Press, Cambridge, 1988
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[87] ibid.
“A person who cares about something is, as it were, invested in it. He identifies himself with what he cares about in the sense that he makes himself vulnerable to losses and susceptible to benefits depending upon whether what he cares about is diminished or enhanced.”
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[88] Hartmut Rosa, op. cit, p.69
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[89] Henry-David Thoreau, Je vivais seul, dans les bois…, folio 2€, Barcelone, traduit de l’américain par Louis Fabulet, 1854 (publication de Walden ou la vie dans les bois), p.108
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[90] Confucius, Préceptes de vie (textes choisis par Alexis Lavis), points sagesses, France, traduit du chinois par Séraphin Couvreur, 537 av. JC – 479 av. JC, p.194
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[91] Ibid. p.194
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[92] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, folio essais, Bussière, 1942, p.29
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[93] Hartmut Rosa, op. cit, p.126-127
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[94] Au sens d’une dépossession

[95] Yves citton, Pour une écologie de l’attention, op. cit, p.259
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[96] Serge Gainsbourg, Ces petits riens
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[97] Ibid. Serge Gainsbourg
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[98] Douglas Adams, Le guide galactique, folio SF, Mesnil-sur-l’Estrée, 1979
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[99] J’évoque ici Tim Berners-Lee et sa grande déception face à l’évolution du web
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[100] J’emploie ici le concept pascalien de divertissement pour échapper à la pensée de notre finitude.

[101] Daniel Bougnoux, L’ivrogne et le réverbère, dans Yves Citton, l’économie de l’attention, La Découverte, Paris, p.79
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[102] Ce pessimisme contemporain est d’ailleurs visible dans tous les domaines (politique, écologique, économique, culturel…) et demanderait à lui seul une étude poussée. Est-t-on pessimiste à cause desmédias qui porte notre attention sur ce qui ne va pas, ou les médias sont-ils pessimistes à cause de notre goût du désespoir ? Nietzsche et Alain (Émile Chartier) se sont à plusieurs reprises confronté à cette question du pessimisme comme caution de sagesse et d’intelligence.
« L’aimable brute homme perd à chaque fois sa bonne humeur, à ce qu’il paraît, quand elle se met à bien penser ! elle se fait ‘sérieuse’ ! Et ‘là où ne prévalent que rire et gaieté, on pense à tort et à travers’ – tel est le préjugé de cette brute sérieuse à l’égard de tout ‘gai savoir’. – Eh bien ! montrons que c’est un préjugé ! » Friedrich Nietzsche, op. cit, p.218-219
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[103] Sy Taffel, Escaping attention: digital media hardware, materiality and ecological cost, dans Culture Machine Volume 13 Paying Attention, edition numérique, 2012, p.3-14
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[104] Article datant de 2016 qui évoque la situation du minage en RDC.
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[105] Félix Guattari, op. cit, p.281
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[106] Éric Fottorino, ancien directeur de Le Monde, dénonce la progression de l’influence financière dans la définition des sujets d’actualité.
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[107] Annick Lantenois, Le vertige du funambule, B42, Mayenne, 2013, page de couverture
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[108] Hartmut Rosa, op.cit, p.141
« La résonance, dans ce sens d’« opposé de l’aliénation », est bien sûr un concept existentialiste ou émotionnel, plutôt que cognitif (…) »
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[109] Albert Camus, op. cit, p.46
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[110] László Moholy-Nagy, Peinture. Photographie. Film et autres écrits sur la photographie, Gallimard, « Folio essais », 2007, p.306
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[111] Hokusaï, préface aux Cent vues du Mont Fuji, 1836-1840
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[112] Adrian Staii, Attention ou trafic ? Critiques de quelques illusions d’économies dans Yves Citton, L’économie de l’attention, La Découverte, Paris, 2014, p.145
« (…) l’attention est donc relayée à la périphérie des logiques structurantes qui semblent orienter aujourd’hui le développement d’Internet. Seul le trafic semble compter, signe bien réel, quantifiable et monnayable, d’une attention ‘virtuelle’. »
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[113] Simone Weil, Correspondance Simone Weil – Joë Bousquet, L’âge d’homme, Lausanne, 1982, p.18
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M’as-tu-vu.

À quel prix notre attention
est-t-elle achetée ?




Mémoire de recherche




Sous la direction de :

Boris du Boullay

& Alexia de Oliveira


Mémoire de recherche professionnel

Session 2019


DSAA Design Graphique

& Narration Multimédia

Lycée Jacques Prévert

Boulogne Billancourt


Quentin Le Garrec

   

Remise en cause d’une économie de l’attention

J’ai 5 ans. Pour la sixième fois de la semaine, je lance la VHS du Livre de la jungle. Je prends des feuilles et des crayons et m’assoie par terre. Je me mets à dessiner : des dinosaures, des volcans, un soleil. J’écoute la télévision d’une oreille distraite. Jusqu’au moment que j’attends et qui motive la répétition si fréquente de ladite VHS : un barrissement se fait entendre dans toute la forêt. Je porte alors toute mon attention sur l’écran pour profiter, pendant une petite minute, de la majestueuse marche des éléphants. Puis je reprends mon dessin.

J’ai 10 ans. Cela fait plusieurs minutes que j’observe l’animal posé au soleil sur le mur de pierre. Le mur est fissuré en plusieurs endroits. Le moindre mouvement brusque de ma part et le reptile ira se cloîtrer dans sa forteresse imprenable. On se guette mutuellement, attentifs et conscients de nos positions respectives : prédateur et proie. Un instant, la bête détourne son regard, je fonce. Cet instant d’inattention la condamnera à passer l’après-midi dans une bouteille. Celle-ci est percée en plusieurs endroits afin que l’air y passe. J’y ai disposé de l’herbe et quelques insectes, je fais attention à ce que ladite bête apprécie un minimum son séjour. Tel un fou du roi, elle me distraira plusieurs heures avant qu’elle ne me lasse et que je lui redonne sa liberté.

J’ai 16 ans. Depuis 3h je suis assis face à plusieurs copies-double que je peine à noircir. Je dois rédiger une dissertation sur un sujet d’économie : « Quels sont les avantages et les contraintes de la coordination des politiques conjoncturelles au sein de l'Union Économique et Monétaire (UEM) ? ». Je connais vaguement le sujet et je pourrais rédiger un texte correct, passable, mais je ressens un mélange de fatigue et de désintérêt profond. Il m’est impossible de me concentrer sur l’exercice malgré mes efforts. L’insubordination de mon attention et de ma pensée m’irrite. Elles n’en font qu’à leur tête et semblent oublier qui est supposé les diriger. Je finis par accepter ce désaccord entre moi et moi et quitte la salle une heure avant la fin en ayant rendu un brouillon de plan et un début d’introduction.

J’ai 18 ans. J’ai du temps à perdre et je suis à la recherche de quelque chose à lire, cela me mène à un auteur qui pourrait m’intéresser : John Fante. Je me décide à acheter son livre le plus connu, Demande à la poussière[1]. Je l’ouvre. Les chapitres sont courts. Le personnage/narrateur Arturo Bandini est un écrivain en devenir, sublime loser à la fois détestable et adorable, et dont l’honnêteté me frappe.

Alors tu déambules sur Bunker Hill en agitant le poing contre le ciel et je sais ce que tu penses, Bandini. Exactement les mêmes pensées que ton père a eues avant toi, comme autant de coups de lanière sur ton échine, comme du feu dans ton crâne, que tu n’y es pour rien. Parce que c’est bien ça que tu penses, n’est-ce pas, que tu es né pauvre, fils de paysans misérables, en cavale pour fuir cette pauvreté, fuir ta ville natale dans le Colorado parce que tu ne voulais plus être pauvre, et c’est pour cette même raison que tu écumes les bas-fonds de Los Angeles, parce que tu es pauvre et que tu espères qu’en écrivant un livre tu deviendras riche. Tu te dis que ceux qui te détestaient là-bas dans le Colorado ne te détesteront plus si tu écris ce livre. T’es un lâche, Bandini, un traître à ton âme, un menteur dégonflé devant ton christ en larmes. C’est pour ça que tu écris, et c’est pour ça qu’il serait nettement préférable que tu crèves.[2]

Quand je décroche mon regard du livre il est 3h du matin. Cela fait 4h que je n’ai rien fait d’autre que de lire. Je viens de vivre l’une de mes grandes expériences littéraires.

J’ai 22 ans. J’ai par moment cette impression désagréable d’être de moins en moins maître de mon attention. Je réalise un grand nombre de gestes mécaniques sans réelle volonté. Cela m’amène à perdre de longues heures sans bénéficier d’un apport de connaissances, d’informations ou même de plaisir. Chaque jour j’allume mon ordinateur, je lance Youtube, Facebook, Instagram… Je regarde les images postées par de nombreux créateurs qui m’intéressent, mais sans vraiment me concentrer dessus. Je « scrolle ». Il y a encore beaucoup d’images et de vidéos que je n’ai pas vue et qui méritent tout autant, ou aussi peu, mon attention. Plusieurs heures sont passées et je n’ai rien retenu d’intéressant ou de surprenant de ma navigation.

Le sujet de la dispersion de l’attention par la multiplication des signaux semble de plus en plus présent au travers de l’idée d’une « économie de l’attention ». Cette idée est étonnante, quand nous pensons à l’économie nous visualisons un échange d’argent contre des produits ou des services, mais l’attention est-elle une marchandise ? Le terme « économie », en Grec ancien οἰκονομία[3] (oïkonomia) signifie « gestion de la maison ». Plus tard on utilisera le terme oeconomia en latin, qui signifie « ordre, disposition, arrangement ». L’attention, elle, provient des terme latin adtentio ou attentio[4], qui signifient « tension de l’esprit vers quelque chose ». Nous percevons instinctivement de quoi il s’agit mais le concept reste vague. D’autant que comme tendent à le montrer les expériences narrées plus haut, l’attention contient en elle-même un grand spectre de modes, de qualités et implique l’existence d’un esprit, concept tout aussi vague et problématique. L’économie de l’attention serait donc l’arrangement ou l’organisation des tensions de l’esprit, mais comment peut-on organiser un concept abstrait, non observable et en mouvement permanent ? Comparons l’économie de l’attention à une autre économie plus concrète, celle du pétrole par exemple. Il existe une certaine quantité de pétrole placée en divers endroits sur le globe, les pays qui possèdent ce pétrole l’extraient et l’échangent avec les autres pays contre de l’argent. Plus le pétrole est rare, plus sa valeur augmente. C’est simple, deux quantités sont échangées, un nombre de litre de pétrole et une somme d’argent. Nous pouvons essayer de comprendre l’économie de l’attention de la même manière mais nous ferons vite face à des absurdités :

- Qui possède l’attention ?

L’attention est une action (tension) de l’esprit, elle appartient donc aux esprits, et l’esprit appartient aux individus, ou du moins, se trouve en eux. Comme nous l’avons vu dans l’exemple de l’incapacité à se concentrer malgré la volonté de le faire, la pensée et l’attention sont là, mais ne semblent pas nous appartenir, nous obéir. Nous pouvons dire qu’il existe un flux d’informations en nous, que nous appelons pensée, mais nous ne pouvons pas réellement nous déclarer propriétaires de ce flux. Nous ne pouvons pas échanger la pensée ou l’attention, car nous sommes la pensée et l’attention.

- Combien d’attention possède un individu ?

Si nous prenons en compte la définition de l’attention selon laquelle elle est une « tension de l’esprit vers quelque chose », nous pouvons définir que ce quelque chose n’est pas l’esprit lui-même. Nous allons donc définir que chaque individu possède potentiellement de l’attention dès lors qu’il est éveillé et qu’il peut se projeter en dehors de lui-même. Notons tout de même qu’il s’agit encore une fois d’une simplification, le sommeil ne mettant pas l’individu en rupture totale avec son environnement. Proposons ceci, l’individu possède potentiellement de l’attention dès lors qu’il est éveillé[5]. Posons arbitrairement un temps d’éveil moyen de seize heures par jour car celui-ci est en réalité incalculable. Nous avons donc seize heures d’attention potentielle par individu, soit cent-vingt-trois milliards et deux-cent millions d’heures d’attention potentielle par jour pour une population de sept milliards et sept-cent millions d’individus.

- Toutes les attentions se valent-elles ?

Comme nous l’avons perçu au travers des diverses expériences attentionnelles narrées plus haut, il semble exister tout un spectre de qualités d’attention : la concentration, l’attention distraite, l’attention flottante, l’inattention… L’attention que nous offrons à un objet peut fluctuer dans le temps, ainsi, une heure d’attention n’est pas nécessairement une heure de concentration. Mais ce spectre est encore une fois abstrait et le passage d’une qualité d’attention à une autre se fait dans un mouvement constant sans réelle délimitation. Les différentes qualités d’attention nous permettent de réaliser des choses diverses. Une attention flottante permet d’être attentif à plusieurs choses à la fois. La concentration permet de maintenir une attention sur un même objet dans un temps important mais en se coupant d’un grand nombre d’informations. Une attention distraite permet de s’immerger dans un environnement en s’ouvrant à ses signaux. Les attentions ne semblent donc pas se valoir, du moins nous les expérimentons très différemment. Il paraît absurde d’affirmer que l’attention que l’on porte à un être aimé est la même que celle portée à un signal d’alarme par exemple. Cependant, ne pouvant définir exactement quand commence l’attention flottante et quand finit la concentration, prenons comme acquis que toutes les attentions se valent. Ainsi, les seize heures d’attention journalière sont les même pour tous. Sans cela, il faudrait parler de plusieurs économies et non d’une économie.

- Qui échange l’attention ?

Nous avons déterminé que ce sont les individus qui possèdent l’attention, nous pourrions donc logiquement penser que ce sont les individus qui échangent consciemment leur attention contre quelque chose. Nous pensons alors vite à ce contre quoi tout ou presque s’échange : l’argent. Les individus vendent-ils leur attention contre de l’argent ? Non. Alors qui vend l’attention ? Ceux qui savent la capter, les créateurs de contenus, les diffuseurs d’informations, les médias dans un sens large.

- A qui l’attention est-elle vendue ?

L’attention captée est échangée contre le financement d’entreprises qui veulent communiquer leurs produits, leurs idées, leurs messages au travers de communications publicitaires. Ce financement permet aux médias de continuer à créer du contenu gratuitement ou à un prix réduit. L’attention est également vendue sous forme de données de navigation à des organismes qui cherchent à en comprendre le fonctionnement.

- Pourquoi acheter de l’attention ?

Capter l’attention c’est être visible par autrui, c’est exister dans les consciences. Cela peut répondre à plusieurs besoins : besoin d’être plus visible qu’un concurrent pour obtenir des parts de marché, besoin de communiquer des informations importantes, besoin de rassembler les individus. Les médias génèrent une forme d’ontologie de la visibilité[6] : être vu, c’est exister.

Afin de pouvoir définir de quoi traitait « l’économie de l’attention » nous avons accepté de nombreuses approximations et avons pris de grands raccourcis, si bien que nous semblons nous être bien éloignés de notre sujet de base qu’il va donc falloir redéfinir. Suite à ces considérations nous pouvons déduire que, comme le dit Adrian Staii : « Dire que l’économie de l’attention a pour objet cette dernière est un truisme dont le dépassement nous confronte à quelques difficultés. »[7] L’économie de l’attention ne traite pas de l’attention en tant que concept, mais de la capacité à la capter. Il ne s’agit donc pas d’une économie de l’attention, mais d’une économie des objets de captation de l’attention, d’une économie des médias. Des compagnies échangent de l’argent contre leur apparition dans des objets de captation de l’attention (des médias) afin de vendre des produits ou services qui leur rapportent plus d’argent que celui investit dans la captation. Afin de mettre en place une « économie de l’attention » on a dû réduire le concept de l’attention à une quantité échangeable, achetable, on parlera donc d’une quantification de l’attention.

Il existe depuis toujours une recherche de captation de l’attention. Celle-ci permet de mettre en place une attention collective qui crée une cohérence dans les groupes, des sujets d’intérêts communs sur lesquels se concentrent en même temps les individus afin de dialoguer, de résoudre des problèmes, de faire évoluer les sociétés. L’Agora de la Grèce antique n’est autre qu’un lieu public de captation de l’attention sur des sujets particuliers, il s’agit d’une captation informative et bénéfique. Les citoyens viennent volontairement s’écouter pour aborder des sujets importants de la cité. Ils offrent leur attention aux autres qui en échange leur offre des informations. Cependant dès la Grèce antique un phénomène de captation de l’attention à des fins personnelles et égoïstes inquiète, il s’agit de la Rhétorique[8]. Platon voit dans cette pratique une falsification de la vérité, l’orateur est un spécialiste du discours et de l’art de persuader. Il peut donc convaincre n’importe qui sur n’importe quel sujet de manière plus efficace qu’un spécialiste. En se rendant plus visible et audible que les spécialistes, le rhétoricien se rend plus important que la vérité. Dès ce moment, des professionnels du discours appelés les logographes obtenaient de grandes sommes d’argent pour communiquer au service des autres, notamment dans le cadre de la justice. La question de l’échange d’attention monétisé sous la forme publicitaire apparait plus tard, le 16 juin 1836 Émile de Girardin inclue dans son journal La Presse des annonces commerciales qui lui permette de baisser le prix du journal. On a donc affaire pour la première fois connue à des annonceurs qui paient de la visibilité, du temps d’attention. Cette attention peut pour la première fois être chiffrée selon le nombre de journaux vendus.

La publicité permet donc à priori une démocratisation de la culture et de l’information par le biais de la baisse des prix engendrée par le financement des annonceurs. Le 20ème siècle est celui de la télévision et de la radio. L’explosion du capitalisme génère une concurrence toujours croissante entre les entreprises qui cherchent à vendre leurs produits. Les annonces publicitaires sont alors la principale solution pour être visible des consommateurs potentiels. Le financement des annonceurs augmente alors de manière drastique pour faire baisser toujours plus le prix de l’information. Celle-ci est de plus en plus noyée au milieu des annonces et ce phénomène amène à se poser des questions sur l’objectivité des informations. En 2004, le directeur des programmes de TF1, Patrick Le Lay écrit :

Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise. La télévision, c'est une activité sans mémoire. Si l'on compare cette industrie à celle de l'automobile, par exemple, pour un constructeur d'autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n'en aurons même pas le temps ! Tout se joue chaque jour, sur les chiffres d'audience. Nous sommes le seul produit au monde où l'on 'connaît' ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures.[9]

Le contenu principal des médias est-il publicitaire ou culturel ? Créé-t-on du contenu dans un but artistique, informationnel ou afin de mieux vendre les produits des annonceurs qui financent ? A quel point les annonceurs influencent-ils la véracité et l’originalité des contenus proposés sachant qu’ils en sont les principaux financeurs ?

Pour Patrick Le Lay la réponse à ces questions est claire : la tâche principale des médias est de vendre l’attention des spectateurs aux annonceurs. Cela ne remet pas en cause la qualité des programmes diffusés mais explicite l’influence et l’aspect décisionnaire qu’ont ces annonceurs sur les informations diffusées. On a donc affaire à des puissances financières qui décident de ce qu’il est pertinent de rendre visible ou non et cela amène à des remises en question de l’indépendance des médias.

Dans les années 1990, Tim Berners-Lee offre au monde le World Wide Web, qu’il définit comme un média libre et gratuit. Ce média apparaît comme un nouvel espoir de démocratisation des contenus qui permet à tout un chacun de diffuser des informations, d’être visible et d’être critiqué en direct grâce à l’interactivité.

Le nombre d’informations explose rapidement et il devient vite impossible de toutes les traiter manuellement pour les organiser. Tim Berners-Lee pense alors un « web sémantique » ou « web des données » comme il préfère à le définir. Ce « web des données » lie les contenus selon un système de métadonnées. Cela rend la catégorisation des informations lisible et apporte du sens à l’organisation des contenus. Les compagnies qui monopolisent aujourd’hui l’attention sur le web apparaissent dans les années 2000. Google devient vite le moteur de recherche, puis le navigateur, le plus utilisé au monde et son système algorithmique qui classe automatiquement les sites selon l’attention reçue (enregistrée sous formes de données) devient le principal mode d’organisation des contenus sur le web. Les entreprises privées voient dans le web une nouvelle opportunité de capter l’attention à moindre frais et investissent alors dans des contenus publicitaires mis en avant par les algorithmes de Google et d’autres plateformes comme Facebook, Instagram, Youtube… Ces plateformes se différencient des anciens médias dans leur rapport au temps. Elles restent disponibles et évoluent sans cesse du fait de leur interactivité. Ce sont des coquilles vides remplies par les utilisateurs. Elles continuent de générer de l’argent à chaque clic, ce qui motive leurs créateurs à créer une forme d’addiction chez l’utilisateur, à l’inciter à revenir le plus souvent possible par le biais de notifications, de récompenses numériques, de valorisation de contenus personnalisés pour chaque utilisateur…

La fin des années 2000 marque aussi l’arrivée d’un nouveau support numérique : le smartphone. Celui-ci rend potentiellement notre attention disponible aux signaux médiatiques en permanence. Le smartphone marque une insinuation plus forte des médias numériques dans nos vies. L’interactivité et la disponibilité constante permettent non seulement de communiquer mais aussi d’être[10] au travers de l’écran. Nous rendons notre être disponible à être distrait par des signaux extérieur à tout moment. L’attention portée sur ces nouveaux médias est donc d’autant plus importante dans la constitution des individus. Non seulement ils sont devenus essentiels dans le cadre professionnel mais aussi dans le cadre privé, personnel. Ils structurent nos relations humaines, nos déplacements, notre perception du temps, notre perception des évènements et du monde… Cette insinuation toujours plus forte et incontrôlée des nouveaux médias dans nos vies amène à se questionner sur les motivations et les effets d’une conception quantifiée et instrumentalisée de l’attention sur les êtres humains et leur environnement.

L’attention comme relation à un environnement

Nous avons commencé à percevoir dans l’introduction la difficulté à définir ce qu’est l’attention et le fonctionnement de l’économie qui l’entoure. Nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il existe une grande variété d’attentions et que cette variété n’est pas représentée dans la conception économique de l’attention. Nous avons également commencé à mesurer l’importance de l’extériorité dans l’attention. Il n’existe pas d’attention sans objet d’attention. L’attention est une tension entre l’être et son environnement. Notre perception subjective du monde passe par le filtre sélectif de l’attention. L’individu existe toujours en termes de relations à un environnement biophysique, géopolitique, socio-politique, psychique et médiatique, ce dernier définissant l’attention collective que nous portons aux quatre autres[11]. Pour bien comprendre les problématiques posées par une conception économique de l’attention, il faut que l’on définisse en quoi cette attention est une faculté essentielle à la formation des sociétés, des individus et de notre rapport au monde. Que risque-t-on de perdre en concevant l’attention comme une chose monnayable ?

Mais, plutôt encore, c’est dans le cerveau de l’homme que tout l’épars prend nombre ; car sons, couleurs, parfums, n’existent que dans leur relation avec l’homme ; et l’aurore la plus suave, le chant du vent le plus mélodieux, et les reflets du ciel sur les eaux, et les frémissements des ondes, ne sont que de vains propos en l’air, tant que non recueillis par l’homme et aussi longtemps que les sens de l’homme n’en ont point fait de l’harmonie.[12]

La faculté d’attention individuelle à l’ère du numérique.

Lorsque nous parlons d’attention, nous avons tendance à évoquer une forme de concentration sur un objet précis dans une finalité productive : « sois attentif ». Nous considérons donc en général que l’attention est un état actif de la pensée et que celle-ci sert un but. Nous choisirions de porter notre attention sur un objet au détriment des autres pour mieux le comprendre. Il peut s’agir de suivre un discours, un film, de sortir du train à la bonne station, d’écrire sans se laisser distraire par les signaux sonores et visuelles dans lesquels nous baignons. Cette interprétation de l’attention n’est pas fausse mais elle est très incomplète et elle est liée à une attention acquise avec le temps. En effet, elle nécessite la compréhension de la notion de finalité. Nous n’imaginons pas demander à un nouveau-né ce type d’attention active qui demande une pensée déjà formée. L’attention du nouveau-né se rapproche plus de la notion de vigilance, que d’après Bernard Stiegler[13], nous partageons avec les animaux. La vigilance correspondrait à une attention flottante en attente de signaux forts, d’alarmes, de dangers. Cette forme d’attention est donc, à l’inverse, passive. Dans les deux cas, il s’agit d’une sélection d’un signal ou de signaux parmi d’autres. L’attention passive agit comme une tâche de fond qui nous prévient des dangers alors que l’attention active agit comme une projection volontaire de la pensée sur un objet dans une finalité connue. Ces modalités d’attention nous permettent de définir ce qui importe dans notre environnement afin de vivre en société tout en nous préservant des dangers. Une attention active peut devenir passive par un système d’apprentissage et d’habitude. Jean-Philippe Lachaux donne l’exemple de la conduite pour parler de cette capacité d’adaptation de l’attention par la répétition[14]. Le réflexe de tourner le regard vers les feux de circulations en arrivant à un carrefour n’est pas inné, mais une fois acquis il s’agit bien d’un réflexe attentionnel. Le même effet se produit lorsque nous apprenons à lire : notre attention se porte d’abord sur chaque lettre pour recréer un mot, puis une fois la lecture acquise un simple regard distrait permet de lire. En réalité l’habitude est si forte que l’attention capte même les mots à nos dépens. Une fois que nous savons lire, il devient impossible de ne pas lire un mot qui nous fait face.

La notion d’apprentissage est particulièrement apparente dans L’enfant Sauvage de François Truffaut. L’enfant ne semble pas répondre aux mêmes signaux que nous, les bruits sourds et les cris lui sont insensibles. Progressivement le docteur Itard découvre que la nourriture arrive à capter son attention. Par un procédé de punitions et de récompense, il apprend à l’enfant à devenir attentif aux mots et aux lettres. L’habitude crée donc une sorte de répertoire attentionnel de signaux auxquels nous devons savoir répondre. C’est pourquoi l’environnement et les médias auxquels nous portons notre attention tout au long de notre vie sont essentiels dans la formation de l’être attentif. Ils participent par habitude à l’élaboration de notre répertoire attentionnel.

Cet apprentissage de l’attention par l’expérience amène à se questionner sur les environnements dans lesquels nous évoluons. Ils définissent ce à quoi nous deviendront attentifs. Cela explique les inquiétudes liées à l’apparition de nouveaux médias qui modifient notre manière d’être attentif au monde. On observe aujourd’hui une crainte de la dégradation de notre attention active, plus précisément de notre capacité à nous concentrer. L’environnement médiatique, de plus en plus éparse et versatile, demanderait une attention de plus en plus flexible et fragmentée. À terme, de nombreux penseurs, dont certains que j’évoquerai dans ce texte, craignent la formation d’une population dont l’attention serait de plus en plus dispersée. Cette dispersion la rendrait incapable de se concentrer sur ce qui importe et qui demande une attention soutenue : l’apprentissage, la pensée individuelle, la définition de nos désirs profonds, la pensée politique. Ils craignent la création d’une population atteinte de déficit de l’attention ou d’hyperactivité[15]. Cette idée de dégradation de l’attention peut nous rappeler notre expérience quotidienne de la navigation internet qui nous permet d’échapper à tous les moments ennuyeux, désagréables, solitaires du quotidien mais dont nous semblons retenir peu de chose. Nous reviendrons dans le deuxième chapitre sur cette notion d’échappatoire qui évoque le concept de divertissement Pascalien[16]. Cette notion d’échappatoire est aussi présente chez les créateurs de nouvelles applications volontairement génératrices de « hook »[17], une forme d’habitude proche de l’addiction.

Cette crainte d’une érosion des facultés mentales d’attention par les nouveaux médias fait écho à plusieurs moments de la pensée dans l’Histoire. On peut par exemple évoquer la critique faites par Platon aux livres dans le dialogue du Phèdre. Bernard Stiegler y fera d’ailleurs référence pour dresser une critique des nouveaux médias[18]. Dans ce texte de Platon, Socrate dialogue avec Phèdre des inconvénients de l’écriture en inventant un mythe égyptien de sa création par le dieu Theuth. Afin d’aider le peuple égyptien à accroître « la science et la mémoire » Theuth leur offre sa création : l’écriture. Il la qualifie de « remède de l’oubli et de l’ignorance ». Le roi égyptien lui rétorque que ce qu’il vient d’offrir n’est pas un moyen de mieux retenir et de mieux connaître, mais un outil de réminiscence. Le savoir ne vient pas de soi mais d’un objet extérieur. Cette capacité offerte aux hommes les rendrait présomptueux : « (…) ce que tu vas procurer à tes disciples, c’est la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même (…) »[19]. Platon craint que les individus en s’appuyant trop sur les informations extériorisées des livres, ne fassent plus d’effort pour se concentrer, pour retenir et pour comprendre ces informations. La seule réminiscence par la lecture leur permettrait seulement de donner l’impression d’être savant. Cette idée est loin de nous être étrangère à une heure où le moindre questionnement mène à une requête Google ou Wikipédia qui de manière générale ne génère ni connaissance réelle ni mémorisation. Dans cette critique, Platon utilise le terme de pharmakon[20], terme signifiant autant l’idée de drogue, que de poison et de soin. Dans un ouvrage récent de Nir Eyal qui présente un modèle à suivre pour créer des applications génératrices d’habitudes on peut retrouver une comparaison similaire entre les applications produites et des antidouleurs. Celles-ci existeraient dans le but de répondre à des gênes du quotidien comme l’ennui, la solitude ou encore la peur d’être mal perçu par autrui[21]. Nous reviendrons plus tard vers ce livre qui présente le point de vue d’un concepteur qui voit dans la création d’applications créatrices d’habitude un moyen d’améliorer la vie des utilisateurs.

Fig.1 André Breton en homme-sandwich cible, portant une affiche de Francis Picabia au festival dada le 27 mars 1920 au théâtre de l’Œuvre à Paris. © Rue des Archives / PVDE

Nous avons survolé plusieurs facultés de l’attention, les formes qu’elle peut prendre, sa capacité de sélection et sa nécessité dans l’apprentissage, mais nous sommes passé à côté d’un des aspects essentiels de celle-ci qui est son lien avec l’émotion. L’être humain n’est pas seulement attentif mais aussi attentionné. Ce à quoi il porte attention n’est pas défini par sa simple utilité mais aussi par une recherche de plaisir, par une curiosité. L’œuvre d’André Breton portant une affiche de Francis Picabia sur laquelle apparaît le texte « Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps tas d’idiots » est, il me semble, très révélatrice des multiples facettes de l’attention. Une attention réelle portée sur un objet, d’autant plus sur un objet culturel, est plus que la simple sélection d’une information utile dans un environnement. Elle est une forme d’intérêt qui se prolonge dans le temps. On peut donc différencier plusieurs types d’attention : l’une qui concerne les « objets utiles »[22] pour reprendre un terme d’Henri Bergson, et l’autre concernant des objets qu’on pourrait qualifier de superflus. Ils ne sont pas directement utiles à la survie ou à l’action mais sont lié à une émotion, à une curiosité individuelle. Ce sont les objets de la culture, de l’art, de l’attachement émotionnel. La notion de temps évoquée par l’affiche de Picabia est également essentielle et invite à questionner les médias numériques qui demandent à priori, du fait de la multiplication permanente des contenus, une attention plus fragmentée et donc, moins durable.

La conception quantifiée de l’attention permettrait à l’économie de mieux la contrôler, mais pour ce faire il faudrait que l’attention soit réduite à une unité indivisible, calculable. Or, les notions de curiosité, d’émotion et d’évolution dans le temps, notions inhérentes à l’attention, sont par essence in-quantifiable. Nous pouvons donc qualifier une attention : elle peut être teintée de surprise, de peur, de désir. Mais nous ne pouvons pas lui attribuer un valeur chiffrée[23]. Une attention obtenue par un son strident vaut-elle l’attention que l’on porte aux êtres aimés ? Ainsi le projet de quantification de l’attention se révèle être un fantasme économique plutôt qu’une réalité. Cependant, comme nous l’avons vu, l’environnement dans lequel nous évoluons influence en permanence nos facultés d’attention. Il est donc probable que la simple conception d’une attention quantifiée, si elle est suffisamment présente dans notre environnement, finissent par impacter ce à quoi nous sommes attentifs. L’habitude et la répétition pourraient nous rendre plus sensibles aux signaux d’attention quantifiée. Les « notifications », les « followers », le nombre de partage d’un contenu prennent une place de plus en plus importante dans le regard que l’on porte aux choses. Nous pouvons y voir le signe d’une adhésion progressive à la conception quantifiée de l’attention. Ces signaux que nous percevons individuellement correspondent à la visualisation d’une attention collective quantifiée.

La nécessité d’une attention collective et son contrôle.

Dans le cadre des sociétés, l’attention est envisagée comme collective. Ce que Bernard Stiegler définit comme la synchronisation des attentions[24] permet l’action collective et le fonctionnement de la société. Les regards doivent converger pour que les individus puissent se repérer et débattre des décisions et des directions à prendre. Cette attention collective naît grâce à diverses formes de médiations qui captent les attentions et leur donnent de l’information. Yves Citton traite ces formes au travers de l’idée de médiasphère. Il observe « des effets de synchronicité frappants »[25] dans les directions vers lesquelles portent nos attentions. Dans le cadre d’une économie de l’attention, il prête à cette synchronicité une finalité de relance du productivisme. L’attention collective valoriserait certains objets pour un certain temps afin de perpétuer notre mode de vie productiviste. Yves Citton traite la médiasphère non comme la simple accumulation des médias de masse mais comme une écosophie[26]. Cette médiasphère influence directement ou indirectement les individus et leurs actions. L’intérêt de cette posture qu’on pourrait qualifier de relationniste, d’après les termes de Félix Guattari[27], c’est de comprendre les liens de cause à effet entre l’état des sociétés et cet écosystème médiatique. Ces liens sont étudiés par la médiologie , discipline conceptualisée par Régis Debray en 1996.

Dans cette logique « médiologique »[28], Dominique Boullier conceptualise différents régimes médiatiques dans lesquels l’attention collective peut exister et une infinité de rapports attentionnels que l’on peut entretenir avec ceux-ci. Il dégage cependant quatre types de rapports qu’il définit comme étant les plus pertinents pour comprendre la médiologie des régimes d’attention[29]. Ceux-ci peuvent d’après lui prendre la forme de l’immersion, de la projection, de l’alerte, de la fidélité ainsi que d’une infinité de combinaisons de ces quatre typologies. L’immersion étant le contraire de la projection et l’alerte étant le contraire de la fidélité. Le rapport immersif à un milieu est un rapport d’ouverture de l’attention, être immergé c’est accepter les signaux propres à un milieu que nous ne connaissons pas, laisser notre attention se faire capter sans à priori et sans projection de ce que nous connaissons. C’est le régime attentionnel dans lequel nous nous trouvons généralement lorsque nous expérimentons un média narratif, un livre, un film ou un jeux-vidéo. Nous sommes dans une posture d’acceptation des règles et des sensations que veulent nous faire vivre leurs créateurs. Nous acceptons de porter une attention soutenue à ces médias en faisant abstraction du monde réel et de nos connaissances. À l’inverse, le régime attentionnel de projection consiste à projeter nos connaissances sur le monde qui nous entoure afin de pouvoir ne pas y porter une attention trop importante. Nous passons à côté des singularités propres à notre environnement et lui prêtons un caractère prévisible. Cela nous permet d’agir et de ne pas nous arrêter face à chaque évènement singulier. Le régime de l’alerte est un régime d’attention de la fluctuation des signaux et de l’incertitude, il est construit sur des signaux forts qui captent l’attention. C’est le régime des notifications, de la publicité envahissante, de la presse à scandale. L’attention alerte est également l’attention qui permet la remarque et l’étonnement, atténuant la monotonie et l’habitude. Enfin, le régime de fidélité est un régime dans lequel l’attention est en permanence ramené à une thématique. Il peut s’agit d’une marque, d’une religion, d’un parti politique. Ce régime nécessite un déploiement continuel de capteurs d’attention. La fidélisation est opposée à l’alerte dans le sens où elle perpétue une attention aux mêmes objets dans le temps, là où l’alerte capte l’attention par le renouveau et la surprise.

Cette catégorisation des régimes est assumée comme étant une approximation ne rendant pas hommage à la diversité et à la fluctuation du réel. Elle est toutefois intéressante comme outil d’étude de nos sociétés à une échelle collective. Elle permet de percevoir la prévalence de certains régimes sur les autres, d’observer ce qui est dominant dans la captation collective d’attention. La médiasphère actuelle semble dominée par un régime de l’alerte. Les notifications et la disponibilité permanente place l’individu dans l’attente, l’attente que son « ‘être’ soit appelé ou tweeté à l’existence »[30]. Ces notifications et ces appels à l’existence qui viennent disperser notre attention servent à des buts contraires comme le remarque assez justement Julien Pierre[31]. Elles proviennent à la fois de médias de distraction et d’organisme qui chercher à ramener notre attention sur ce qui importe. L’utilisation de signaux d’alertes à tout moment et provenant de tout type d’organisation peut provoquer à terme une dispersion continue de l’attention et un sentiment d’être « submergé » par un monde qui va trop vite pour nous. Ce sentiment est analysé par Hartmut Rosa comme un « état d’immobilité hyperaccélérée »[32]. Nous avons toujours plus de micro-tâches à accomplir ce qui réduirait une continuité, une direction globale de nos vies. Hartmut Rosa reprend une citation de Walter Benjamin qui résume son propos : « Nous devenons de plus en plus riches d’épisodes d’expérience, mais de plus en plus pauvres en expériences vécues (Erfahrungen) »[33]. La médiasphère pourrait ainsi transformer notre relation au monde et plonger toute une société dans un sentiment d’urgence permanent propre au régime attentionnel de l’alerte.

Cette crise généralisée de la grande expérience et de la continuité, souvent ressentie comme une simple difficulté à se concentrer, est visible à différents niveaux de nos sociétés contemporaines. Elle peut expliquer notre immobilisme collectif face aux crises écologiques, à l’augmentation des inégalités, à la misère sociale. Nous ne vivons pas dans une société sous contrôle et nous avons accès à tout type d’information. Mais il semblerait que nous soyons dépassés par la quantité d’informations et incapable de prendre le temps de les intérioriser pour proposer des alternatives. L’attention collective ne semble pas se tourner vers des objets d’attention visant le bien commun, chaque évènement important étant remplacé par un autre dans la journée, l’heure, la minute qui suit. Morel, le révolutionnaire écologiste créé par Romain Gary dans Les racines du ciel, idéalise le lien entre l’attention collective et les grandes actions :

Ce qui se passe, c’est que les gens ne sont pas au courant, alors ils laissent faire. Mais quand ils ouvriront leur journal, le matin, et qu’ils verront qu’on tue trente mille éléphants par an pour faire des coupe-papiers, ou pour de la bidoche, et qu’il y a un gars qui fait des pieds et des mains pour que ça cesse, vous verrez le raffut que ça fera. Quand on leur expliquera que sur cent éléphanteaux capturés, quatre-vingts meurent dès les premiers jours, vous verrez ce que l’opinion publique dira. Ce sont là des choses qui font tomber un gouvernement, je vous le dis, moi. Il suffit que le peuple sache.[34]

Ce lien entre attention et action existe toujours, mais la multiplication des scandales, la vitesse et la diversité de l’information et des distractions semblent rendre plus difficile à mettre en place des temps raisonnables de réflexion collective pourtant nécessaires.

Fig.2 Webs of at-tension de Tomás Saraceno, Exposition ON AIR au palais de Tokyo du 17.10.2018 au 10.01.2019, © photographie de Andréa Rosetti.

L’œuvre Web of at-tension de Tomás Saraceno est une belle tentative de renouer l’attention collective et l’action écologique. Elle invite les visiteurs à observer le travail quotidien des araignées que sont leurs toiles. Le déplacement d’une production de la nature dans un musée a pour effet de questionner notre rapport attentionnel collectif à celle-ci, la place qu’on y occupe. S’il peut nous arriver de porter notre attention individuellement sur des détails naturels tel que des toiles d’araignées, il est bien plus rare de les exposer à la vue d’un large public pour en faire un sujet d’attention à part entière. Cela illustre particulièrement bien le lien qui existe entre une médiasphère qui capte les attentions sur certains objets et sur notre environnement. Sans synchronisation des attentions sur un objet il n’existe pas d’action collective, l’attention précède la réflexion et l’action. Le geste de Tomás Saraceno est un geste écologique sans être une action écologique. Le simple fait de porter à notre attention de manière très démonstrative, la beauté, la fragilité et la complexité de la nature, remet en cause nos modes de vies et de production. Nous sommes invités à modifier notre attention à la nature et à agir contre sa destruction. Ce type de communication n’occupe pas une grande place dans la médiasphère qui, du fait de la création d’une économie de l’attention, a pour but premier la rentabilité. L’espace de communication occupé par le journalisme a pour but de porter notre attention sur ce type de problématiques. Nous constatons cependant qu’il occupe une place minime dans l’attention collective, au profit de médias de distraction qui sont bien plus rentables. La visibilité et la capacité captative semble déterminer ce qui existe dans l’attention collective en dépit d’une importance réelle. Il est par exemple difficile de déterminer ce qui explique la concentration des regards sur un phénomène comme les gilets jaunes alors que les scandales de Panama Papers ne semblaient intéresser que des spécialistes et n’ont mené à aucune action collective malgré leur ampleur. Les médias font-t-ils converger l’attention collective, ou orientent-ils leurs sujets selon elle ?

Formation de l'attention & individuation

Nous avons partiellement analysé le fonctionnement de l’attention dans ses dimensions individuelles et collectives. Nous allons maintenant explorer la manière dont l’attention participe à l’individuation, à la réalisation de soi. Comme nous l’avons vu, nous sommes des êtres attentifs dans des environnements particuliers dont nous sélectionnons des parties. Si nous partageons des environnements communs, nous serons donc attentifs collectivement à certains objets. Il est cependant évident que chacun possède une expérience unique du monde. Chacun possède un point de vue subjectif qui fait de lui l’individu qu’il est. Puisque notre expérience est unique et que notre attention est formée par celle-ci, elle est alors elle-même partiellement unique et participe à la formation de notre rapport au monde et à autrui. Comme nous l’avons vu, l’attention n’est pas une simple vigilance, mais aussi un intérêt teinté d’émotion. Plus qu’attentif, l’humain est attentionné. D’après Bernard Stiegler, cette forme particulière d’attention naît dans les rapports humains. L’attention est un geste social qui s’apprend durant l’enfance au travers des rapports transindividuels. Par la conscience de l’altérité et l’imitation des personnes qui l’entourent, l’enfant s’habituerait progressivement à recevoir et à offrir de l’attention[35]. Citant Gilbert Simondon[36], il rappelle que l’individuation est un processus sans fin, la pensée ne s’arrête jamais en un état stable que l’on pourrait qualifier d’identité. Il écrit également que l’individuation s’accomplit dans des processus collectifs et sociaux. L’attention est formée par l’éducation et cette même éducation découle d’expériences individuelles extériorisées et rassemblées en un corps régulé[37] qui est la mémoire collective. La formation de l’attention est un facteur essentiel dans la formation d’individus capable d’interpréter singulièrement la culture extériorisée sous formes de livres, de discours ou de médias numériques.

Bernard Stiegler explore cette idée d’interprétation par le biais de l’intériorisation[38], il défend la thèse que les individus, en prenant le temps d’intérioriser les informations qu’ils croisent, les transforment et les font leurs. Ce qui fait pour lui la différence entre savoir et information c’est cette transformation de l’information extériorisée par l’individu. Par ce processus d’intériorisation, la même information peut être comprise différemment en entrant en résonance avec le bagage d’expériences uniques de chaque individu. Cela implique un temps relativement long et un travail d’intériorisation qui est complexifié par l’accélération des informations et la forme d’attention qui devient plus fractionnée face aux médias numériques. C’est dans ce processus de différenciation par l’intériorisation que naît la notion d’individu, de subjectivité. Sans disruption, sans altérité, sans attention individuée au monde, nous agirions comme des automates. La formation de notre attention sans cesse renouvelée par la somme de nos expériences sociales et culturelles génère notre subjectivité et notre perception unique du monde. Pour Yves Citton, qui utilise le concept d’aliénation de manière détournée, elle est une condition essentielle de l’individuation. Il voit dans toute attention, une sortie de soi et une nécessaire modification de l’être par l’objet vers lequel il porte son attention, une forme de dépossession temporaire de soi. L’attention individuante consisterait donc pour lui à : « choisir judicieusement ses aliénations. »[39] Nous retrouverons plus tard le concept d’aliénation dans son sens plus classique de : « situation de quelqu'un qui est dépossédé de ce qui constitue son être essentiel, sa raison d'être, de vivre. »

Fig.3 La Chambre à Arles de Van Gogh, 1888 Huile sur toile, 74 cm x 53,7 cm, ©RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

On offre en général aux artistes une attention différenciée de l’attention collective qui nous ouvre à de nouvelles manières de percevoir le monde. Le principe évoqué plus haut d’une attention individuelle qui, par l’extériorisation, passe dans la mémoire collective correspond particulièrement bien au statut de l’art. Félix Guattari donne à l’art une fonction de résistance à une uniformisation des subjectivités par la médiasphère. L’art permettrait d’affirmer la complexité et la diversité des subjectivités en passant par un « seuil de non-sens, un seuil de rupture des coordonnées du monde » avant d’être réinscrit « dans les significations qui deviennent dominantes »[40]. Ainsi l’art viendrait redéfinir notre attention au monde de manière régulière en affirmant des singularités avant d’être réutilisé par les médias dominants et inclut dans un discours intelligible[41]. La vision qu’avait Van Gogh de son œuvre et la vision que l’on en a est différenciée par les nombreux discours qui le replace dans une histoire de l’art et lui confère un caractère aliéné qui justifierait ses créations. Le caractère discursif des médias, aussi bienveillants soient-ils, réduit fatalement la singularité des œuvres et l’attention individuée des artistes en fixant un sens sur un ensemble de sensations et de perceptions non objectivables. Tout cela tend à démontrer que nous ne pouvons pas réellement appréhender l’attention individuelle d’autrui dans sa totalité. L’art nous rappelle par ces « seuil de non-sens » que nous vivons chacun au travers d’une attention unique sur laquelle on peut poser des mots, mais que l’on ne peut partager. La confrontation de notre attention avec les représentations des artistes nous ramène à notre propre singularité. Elle nous rappelle que l’attention que nous portons au monde n’est pas normalisée mais unique. Au contraire le visionnage d’un « feed » facebook nous ramène à une forme d’uniformité, nous regardons tous le contenu de la même manière et le contenu, bien que légèrement personnalisé, est essentiellement standardisé.

L’idée de rupture avec l’attention normalisée par le biais de l’art apparaît également sous la forme de « poétique de la remarque »[42] dans un texte de Christophe Hanna. Dans ce texte, la remarque devient redirection de l’attention vers un objet que l’on ignore jusque-là bien qu’il soit présent. Ce déplacement de l’attention par la remarque vers « des faits ordinaires ténus ou négligés qui communément environnent nos corps, leur conférant imperceptiblement une forme sensible et contribuant en cela à notre subjectivation »[43] est une forme d’art à part entière pour l’auteur.

Fig.4 In the Eye of the Animal, Collectif MLF, 2018, Œuvre en réalité virtuelle permettant d’expérimenter la perception visuelle de différents animaux.

In The Eye of the Animal est une œuvre en réalité virtuelle du collectif MLF qui permet de vivre l’expérience de la faculté perceptive d’un moustique dans le but d’ouvrir notre pensée sur la multiplicité des perceptions existantes. Dans une posture écologique, les artistes défendent cette œuvre comme un moyen de reconnexion avec ce qui nous entoure, s’opposant à une sur-sollicitation de nos sens et de nos attentions : « (…) je suis sensible à la façon dont de nouveaux regards sur le monde, au quotidien, sont capables de nous reconnecter à nos yeux d’enfants. Nous sommes continuellement sollicités au niveau de nos sens, au risque d’être indifférents à ce qui nous entoure. »[44] Cette œuvre agit pour moi selon le concept de poésie de la remarque de Christophe Hanna. Sans nous dire quoi penser, elle vient remettre en cause notre perception de la réalité. Comme une remarque, elle redirige notre regard vers un ailleurs possible. L’idée de « reconnexion » à nos yeux d’enfants est ici intéressante. Elle implique que nous avons changé de regard et que nous avons réduit notre attention au monde. Nous pourrions extrapoler qu’un trop long contact à une société qui considère l’attention comme nécessairement utile nous amène à diriger notre attention vers des objets normalisés définis par ladite société. La relation individuée au monde serait alors en concurrence avec une conception normalisée de ce que devrait être l’attention. C’est cette idée d’impact de la pensée dominante sur l’attention et le fonctionnement de cette dominance que nous allons explorer dans la prochaine partie.

Une relation au monde menacée par une pensée économique

Une étude des aspects individuel, collectif et d’individuation de l’attention nous a permis de ramener de la complexité dans sa définition et de penser à certains dangers auxquelles l’attention fait face dans un contexte de surexposition aux médias numériques. Nous avons également vu que la finalité d’une « économie de l’attention » est de gérer, d’organiser nos attentions, pour cela elle procède à une réduction de l’attention à une information quantifiable. Cette réduction en données oppose une vision uniformisée de l’attention à notre expérience singularisée de l’attention. Aujourd’hui les informations qui servent de traduction à l’attention sont plus précises qu’elles ne l’ont jamais été, ce qui permet à ceux qui les collectent et les analysent de comprendre de mieux en mieux comment capter nos attentions.

En 2013, les contenus générés sur internet ont égalé les contenus créés par l’humanité entière dans toute son histoire[45], depuis, chaque année, le contenu créé sur internet est environ doublé. A ce rythme effréné de création de contenu, il est évident qu’une organisation manuelle du contenu est impossible. Les algorithmes répondent à un besoin d’automatisation de l’organisation des contenus en se servant de l’attention quantifiée comme information de base. Nécessairement standardisée, cette organisation interroge notre rapport attentionnel à un nouvel environnement médiatique géré par des machines. Comment la structuration automatisée des objets d’attention modifie-t-elle nos attentions individuelles, collectives et le processus d’individuation ? Comment l’économie de l’attention parvient-elle à capter nos attentions ? Pourquoi consommons-nous toujours plus de contenu malgré le peu de bénéfices que l’on en retire ? 

La conception économique de l’attention à l’ère numérique

Chaque jour nous ouvrons des pages sur internet, il en existe des milliards et toujours plus chaque jour. Nous devrions être émerveillés, étonnés, effrayés de cet amas de connaissances et de distractions. Pourtant nous observons plutôt une forme d’ennui et de répétition dans nos navigations. Tout semble à sa place, et de la place, il semble en rester peu pour la sérendipité. La quantification est la première étape d’une forme de contrôle, elle va à l’encontre de la vie en mouvement constant que nous vivons. Héraclite exprimait l’idée de flux et de mouvement permanent avec la célèbre phrase « On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve. »[46] Réduire un phénomène à une essence ou dans ce cas, à un chiffre, est une idée contraire à notre expérience du monde. La numérisation de l’attention est une simplification d’un concept fondateur de l’être : elle définit notre rapport individuel au monde. Par l’expérience personnelle elle évolue, devenant plus ou moins sensible à certains signaux auxquels sont également associés des émotions. Cette évolution d’après l’expérience la rend unique, sa réduction à des données plus ou moins complexes la normalise, la sépare de l’expérience et de l’émotion. Avec suffisamment de données, nous pouvons définir ce qui capte l’attention de telle personne, mais nous ne pourrons jamais explorer ce qui lie émotionnellement une personne à un objet d’attention.

La compréhension de l’attention comme d’un agglomérat de données par les algorithmes les mènent à viser une optimisation numérique de la captation qui leur permettent à terme une grande efficacité. Mais cette efficacité ne mène pas à un enrichissement de l’expérience humaine car elle n’est pensée qu’en terme de captation et non d’attention vécue. Les algorithmes ne se demandent pas ce qui mérite l’attention, mais ce qui obtiendra de l’attention, quel que soit le contenu. La question du sens s’efface au profit de la question de l’optimisation, la question du contenu s’efface au profit de la captation.[47]

La captation de l’attention génère de l’argent, la moralité des méthodes utilisées importe peu. C’est ainsi qu’on a vu paraître le 31 décembre 2017 une vidéo d’un cadavre filmé dans la forêt des suicidés en page d’accueil de Youtube, sans restriction d’âge. La vidéo était classée « top trending ». Avant d’être supprimée, cette vidéo a reçu 8,6 millions de vues et les vidéos qui en ont dérivé, réactions, critiques et autres excuses cumulent plusieurs centaines de millions de vues qui ont rapportés à leurs auteurs respectifs et à Youtube plusieurs millions de dollars. Le mauvais goût de cette anecdote est particulièrement démonstratif des dérives liées à la recherche permanente de captation d’attention des médias numériques.

Il sourit. On croit être les victimes du temps, dit-il. En réalité le chemin du monde n’est nulle part immobile. Comment serait-ce possible ? Nous sommes nous-mêmes notre propre voyage. C’est pourquoi nous sommes aussi le temps. Nous sommes le temps lui-même. Fugitif. Impénétrable. Implacable.[48]

« Remember that time is money. »

Le 20ème siècle a vu naître le temps universel[49] et l’organisation scientifique du travail[50]. L’adage utilisé par Benjamin Franklin en 1746 « Remember that time is money »[51] devient plus vrai que jamais. Le temps est quantifié et les ouvriers doivent exécutés les gestes les plus rapides et les plus efficaces possibles afin d’optimiser leur productivité qui est évaluée en permanence. Progressivement, leurs pauses déjeuner, le temps qu’ils passent aux toilettes, leurs conversations sont également évaluées précisément et ces temps peuvent être retirés de leurs salaires. Cette recherche d’optimisation et d’adaptation de l’humain au rythme de la machine apparaît clairement dans le film Les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou encore dans la description très critique des usines Ford aux États-Unis que fait Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit.[52]

Fig.5 Les temps modernes, Charlie Chaplin, 1936

Le temps, que nous expérimentons de manière subjective et fluctuante, est devenu l’équivalent d’un concept objectif et calculable : l’argent. Le documentaire Le temps c’est de l’argent de Cosima Dannoritzer questionne l’évolution de notre rapport au temps au cours du 20ème et du 21ème siècle et montre comment progressivement, l’idée de temps quantifiable et équivalent à de l’argent s’est introduite dans nos esprits. Ce temps, c’est également du temps d’attention. Comme nous l’avons vu, le but de l’économie de l’attention et de capter cette attention, d’occuper celle-ci tout le temps qu’il nous reste de disponible lorsque nous ne travaillons pas. Ainsi l’économie de l’attention a fait passer cette conception d’optimisation du temps du monde du travail au monde personnel. À tout moment, nous pouvons générer de l’argent en offrant notre temps d’attention, qui sera revendu à des annonceurs, le fameux « temps de cerveau disponible ». Après nos gestes corporels, ce sont donc nos gestes de la pensée, nos attentions qui tendent aujourd’hui à être objectivées, quantifiées et vendues. Cette économie motive des études comportementales et psychologiques[53] dont l’objectif économique est le conditionnement des centres d’intérêts.

Dans son ouvrage 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary étudie la question du capitalisme et de son impact sur notre perception du temps[54]. Il voit dans l’économie de l’attention un développement logique du capitalisme qui vise à une « consommation sans entrave » mais aussi sans possibilité d’entrave. D’après lui la structure même de la société tend à changer selon les règles imposées par l’économie. Des nécessités humaines détachées de toute marchandisation tel que « le désir sexuel et, récemment, le besoin d’amitié »[55] sont progressivement infiltrées par le capitalisme au travers des réseaux sociaux, des applications, des sites web, disponibles sans interruption et à moindre coût. Pour lui, le sommeil est la dernière limite biologique qui empêche la financiarisation de chaque instant de nos vies. Jonathan Crary cite Hannah Arendt[56] pour traiter du relationnisme entre l’environnement et la formation de la pensée individuelle. Pour la philosophe, ce phénomène de formation nécessite un équilibre entre la vie publique et la sphère privée. Elle décrit celle-ci comme distinguée de la poursuite du bonheur matériel. L’infiltration de ces moments privées par le numérique met en danger cet équilibre, dès l’écriture de Condition de l’homme moderne[57] en 1958, Hannah Arendt perçoit comme une menace l’accélération inhérente à l’économie capitaliste : « Il faut que les choses soient dévorées et jetées presque aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde ». Sa crainte n’a jamais été aussi justifiée qu’elle ne l’est aujourd’hui, notre temps est assailli par un contenu infini dont la vaste majorité meurt dès sa naissance. D’après des statistiques d'août 2019[58], chaque minute, 510 000 commentaires sont postés sur Facebook, 50 000 photos sont postées sur Instagram, 4 146 600 vidéos sont regardées simultanément sur Youtube. Que la volonté des créateurs de contenu et que ces contenus soient bons ou mauvais importe peu, cette création au rythme déraisonné transforme irrémédiablement notre environnement attentionnel et impacte notre écosystème. Tout cela sert la rentabilité de l’économie de l’attention et perturbe notre perception du monde et notre capacité à nous réaliser selon notre volonté. Dans cette double dépossession il y a aliénation de l’individu. Dès 1886, Friedrich Nietzsche perçoit la perversité de l’évolution de notre rapport productiviste au temps et au travail qu’il définit comme une menace pour la culture et le développement personnel :

(…) la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main comme on déjeune, le regard fixé sur les bulletins de la Bourse - on vit comme quelqu'un qui sans cesse « pourrait rater » quelque chose. « Faire n'importe quoi plutôt que rien » - ce principe aussi est une corde propre à étrangler toute culture et tout goût supérieurs...

[59]

Fig.6 The Clock, Christian Marclay, 2010, Installation vidéo de 24h consistant en un montage de plusieurs milliers de plans de cinéma.

La question de notre perception du temps apparaît dans l’œuvre The Clock de Christian Marclay. Elle consiste en un montage vidéo constitué de 3000 extraits de films dans lesquels apparaissent une ou plusieurs horloges. Elle dure 24 heures et chaque horloge montrée suit chronologiquement la précédente, générant une œuvre qui indique le temps réel et qui ainsi, suit un cycle sans fin. Cette œuvre traverse les nombreuses réflexions évoquées plus haut, de manière évidente elle représente le temps, mais l’utilisation qu’elle fait des horloges n’est pas si évidente qu’elle n’y paraît. En effet il ne s’agit pas seulement de filmer une horloge pendant 24h et de la visionner par la suite, ce qui demanderait une attention soutenue impossible à tenir, mais de recréer le temps à partir de séquences courtes et multiples. Cela a pour effet un renouvellement permanent de l’œuvre qui capte l’attention en créant des effets de surprise, on sait que le prochain plan montrera l’heure, on sait quelle heure il montrera, mais on ne sait pas de quel film il proviendra. The Clock interroge également la notion d’archives et d’utilisation de celles-ci, sa construction rappelle la manière dont fonctionnent les algorithmes dans son aspect automatisé, le fait qu’un humain ait pris la peine de traverser toutes ces archives, de sélectionner les plans traitant du temps et de les recomposer dans un ordre chronologique pose face à face deux réalités temporelles : la logique purement numérique et la logique humaine. Je n’ai pu voir que des passages de ce film, mais un visionnage complet provoque certainement une grande opposition entre le temps perçut et le temps quantifié tel qu’on peut le voir à l’écran.

Il me semble que cette œuvre, volontairement ou non, est évocatrice de nombreuses problématiques auxquelles notre société fait face. Quel temps offre-t-on à l’économie de l’attention ? Comment le temps humain et le temps numérique cohabitent-t-ils ? Comment la numérisation du temps transforme-t-elle sa perception ?

L’exploitation de l’attention par les algorithmes.

Avec internet, tout le monde devient un potentiel diffuseur d’informations, de créations. Le pouvoir d’expression et de captation de l’attention des médias de masse passe à priori dans les mains des individus. Il ne s’agit plus alors de questionner qui produit les contenus, mais de réfléchir à ce qui est rendu visible parmi tous les contenus disponibles. Afin de penser cette visibilité des contenus, nous allons nous intéresser au principal moteur de recherche utilisé dans le monde pour trouver des informations, Google. Tous les contenus sont trouvables par ce moteur de recherche, mais seuls les contenus apparaissant sur la première page sont réellement valorisés et visualisés[60]. Nous allons étudier la méthode algorithmique avec laquelle Google procède pour classer les contenus et les rendre disponibles au regard. Nous ne connaissons que la logique de base de leur méthode étant donné qu’ils gardent secret leur algorithme.

Le système d’organisation des pages sur Google est appelé Google PageRank[61], il s’agit d’un système de classement basé sur le système de citations des thèses universitaires américaines. Dans ce système, plus une thèse est citée, plus elle apparaîtra comme importante, saillante lorsque l’on fera des recherches dans le champ qu’elle explore.

Il s’agit donc d’un système valorisant ce qui reçoit le plus d’attention en supposant que l’attention collective exprime une intelligence collective, et donc, que l’attention reçue résulte d’une plus grande pertinence. Ainsi les algorithmes de Google se nourrissent des navigations collectives en considérant que celles-ci traduisent de l’attention reçue traduisant elle-même une pertinence du contenu. Plusieurs à priori sont ici en jeu. Le premier, c’est celui que nos navigations résultent d’une attention réflexive, d’un véritable intérêt et non de réponses à des efforts de captation. Nos navigations, perçues comme intelligentes, traduiraient alors une pertinence des pages visitées. C’est ignorer le caractère rhétorique, captatif, des contenus. L’expérience empirique quotidienne ainsi que les études scientifiques confirment que l’attention se tourne naturellement vers ce qui est saillant ou nouveau[62], en dépit de sa pertinence. Les clics ne traduisent donc pas toujours un intérêt réel mais une efficacité de captation de l’attention par un contenu attrayant ou nouveau. La logique d’intelligence collective utilisée par Google PageRank n’est pas mauvaise en soi, mais elle ne s’inscrit pas dans la réalité de l’économie de la captation.

Le classement formé par PageRank a un effet normalisateur dans le sens où les réponses qu’il apporte sont grandement influencées par les actions des utilisateurs précédents. Nos actions suivent celles des autres, renforçant l’ordre du classement. Les créateurs de contenus sont ensuite encouragés à créer selon cette demande normalisée car il y voit un bénéfice potentiel élevé engendré par la visibilité. Ce qui a attiré l’attention est valorisé et continue donc d’attirer l’attention dans une boucle tautologique[63] qui échappe à la pertinence. Dans un article récent du Monde Diplomatique[64] nous avons pu découvrir les coulisses de plusieurs médias d’informations dont la rédaction s’inspire des données algorithmiques pour choisir les articles à écrire. Nous y percevons une fascination générale de la quantification au travers du nombre de vues, de partages, de commentaires et une négligence de la qualité et de l’intérêt des articles écrits. Voici un exemple de témoignage que l’on peut y lire :

Dès que l’algorithme voyait un sujet remonter dans les statistiques, il fallait faire un article dessus, même s’il n’y avait pas d’info. Une fois, je suis allée voir la rédactrice en chef, et je lui ai dit que je n’avais pas d’info sur le thème demandé (la chanteuse Britney Spears). Elle m’a répondu : “Ce n’est pas grave, tu spécules."

Comme le résume justement Aaron Swartz, penseur libertaire du web dans un entretien filmé :

Sur Internet, tout le monde peut avoir sa chaîne. (…) Vous savez, le pouvoir commence à se concentrer sur des sites comme Google, qui sont des sortes de guides qui vous indiquent où vous souhaitez aller sur le web. Les gens qui vous fournissent vos sources d'information. Donc ce n'est plus uniquement certaines personnes qui ont le droit de parler, maintenant tout le monde a le droit de parler. La question est de savoir qui est entendu.[65]

Fig.7 Relief n°30, Louise Drulhe, 2015, Représentation visuelle du poids des plus grand sites web par rapport à la majorité d’internet.

Mais alors qui est entendu ? En réalisant une cartographie du web[66], Louise Drulhe a su illustrer efficacement le pouvoir de captation des plus grands sites mondiaux : Google, Facebook, Instagram et Youtube. Son projet démontre une normalisation des usages du web et une concentration des attentions sur quelques grands médias. Cette concentration des attentions correspond au résultat de ce que Franco Berardi définit comme « l’expérience de l’essaim »[67]. Nous marchons dans les chemins de ceux qui nous ont précédés et les élargissons jusqu’à en faire les seules routes visibles. L’utopie de Tim Berners-Lee d’un espace décentralisé qui permettrait à n’importe qui de s’exprimer avec autant de force que les autres en dépit de son statut ou de ses finances semble bien loin de la réalité contemporaine[68].

Fig.8 Predictive Art Bot, Disnovation.org, 2015 Photographie prise à l’exposition Disnovation du Stereolux, Nantes, 2017

Du côté de l’Art, le fonctionnement des algorithmes interroge et inspire des créations critiques qui y voit une offensive contre le hasard. L’œuvre Predictive Art Bot est une installation vidéo dont la première version a été réalisée en 2015 sur une idée du collectif Disnovation.org. Il s’agit de deux écrans qui affichent des contenus générés par un algorithme dont la fonction serait de prédire de futurs thématiques d’œuvres d’art. De la même manière que le système de Google évoqué plus haut, cet algorithme choisis des mots-clés au sein d’une sélection de titres d’articles de presse obtenant le plus de clics. Ils assemblent ensuite ces mots-clés pour créer des thématiques artistiques fictives. Les propositions ainsi générées offrent souvent une tonalité humoristique et absurde. Prédictive Art Bot identifie par son ton critique le problème de la primauté de la captation de l’attention sur le sens et sur l’intérêt réel. Les titres générés par l’œuvre sont vus, provoquent la curiosité ou le rire, et sont immédiatement oubliés pour laisser place à leurs successeurs.

La standardisation des usages d’internet est inhérente à la logique de sa construction hiérarchisée selon l’attention reçue. Paradoxalement, le web est de plus en plus individualisé. La création de comptes personnels et l’alignement des contenus sur les intérêts individuels des utilisateurs est une autre réalité contemporaine d’internet. On peut s’étonner de l’opposition apparente de ces deux idées : la standardisation du web et l’individualisation des contenus. Il s’agit pourtant de deux logiques qui coexistent et se complètent. La métaphore de la ville peut peut-être éclairer cette supposée contradiction. Dans les sociétés occidentales contemporaines, la majorité des populations est concentrée dans quelques grandes villes. Il existe donc une standardisation des trafics, visible au travers de cette concentration. Pourtant, ce qui attire les individus vers les villes est la multiplicité d’expériences que l’on peut y vivre. La ville contient donc les deux mêmes logiques de standardisation (des flux, des règles de vie, des horaires…) et d’individualisation (des activités, des lieux fréquentés, des modes de vie…) que celles évoquées plus haut dans la structure d’internet. Quelques médias concentrent la quasi-totalité de l’attention sur le web, mais ces quelques médias offrent une expérience individualisée à chaque utilisateur. La standardisation et l’individualisation ne fonctionnent donc pas en contradiction mais en complémentarité. L’individualisation des contenus n’est pas à confondre avec une facilitation de l’individuation, qui comme nous l’avons vu, est un phénomène d’évolution constante de l’individu qui se nourrit de la confrontation à l’altérité[69]. Comme l’analyse Daniel Bougnoux dans son texte L’ivrogne et le réverbère[70], l’être humain a naturellement tendance à chercher des informations qui confirment ce qu’il pense déjà. L’ivrogne ayant perdu ses clés va les chercher sous la lumière des réverbères car il y voit clair, même s’il les a perdues ailleurs. L’individualisation des contenus agit selon cette logique, l’individu ne s’adapte pas à l’information dans un processus de confrontation à l’altérité. Au contraire, l’information s’adapte à l’individu et renforce ses opinions. L’individuation et l’individualisation sont donc deux choses quasiment opposées. Dans le premier cas l’individu est confronté à l’altérité, ce qui l’amène à intérioriser des idées qu’il n’aurait pas croisées autrement et à évoluer. Dans le second cas, l’individu transforme son environnement afin qu’il soit en accord avec lui, l’amenant à stagner dans une zone de confort[71]. Cette stagnation rend les individus moins changeants, et donc plus faciles à analyser, plus facile à comprendre, plus facile à pousser à la consommation. L’individualisation n’agit donc pas en opposition à une conception quantifiable et échangeable de l’attention, elle en est au contraire l’une des fondations. Comme nous allons le voir, elle sert un idéal de contrôle individualisé et de manipulation comportementale[72]. Si ce problème de renforcement des opinions et d’adaptation du contenu à l’individu peut paraître abstrait, il n’en est pas moins essentiel dans le rapport attentionnel que l’on entretient avec le monde. D’autant plus essentiel à mesure qu’il occupe de plus en plus de temps dans notre vie. Il est essentiel car comme nous l’avons vu, les algorithmes ne visent aucun projet d’avenir. Ils n’ont aucun sens d’éthique ou de morale. Ils ne sont pas intelligents mais automatisés. Ils visent simplement une efficacité optimale de la captation attentionnelle. Cela signifie que toutes les opinions sont placées sur un pied d’égalité et renforcées par la structure individualisée. Un individu convaincu de l’importance de construire un mur entre les États-Unis et le Mexique trouvera donc une infinité de contenus confirmant le bien-fondé de son opinion et partagera lui-même du contenu la présentant comme étant perspicace. L’augmentation des partages de ce type amènera de plus en plus d’individus à créer un contenu présentant des opinions similaires, voyant que cela attire un public et génère du trafic et donc de l’argent. On voit bien ici comment ce système de classement algorithmique peut être utilisé à des visées politiques et financières en concentrant l’attention collective sur certaines idées, au détriment d’autres plus argumentées et pertinentes mais moins susceptibles de capter l’attention.

Les mécanismes à l’œuvre pour contrôler les attentions

L’économie de l’attention fonctionne en permanence. Elle rend accessible la consommation de médias à toute heure et en tout lieu. En se désincarnant du monde physique, l’économie du numérique se défait de toutes les limites humaines imposées à l’économie réelle. La fatigue et le besoin de pauses des travailleurs, le nombre limité de clients dont peut s’occuper un salarié ou encore la fermeture nocturne n’existent plus. Cette économie a donc tout intérêt à pousser à la consommation en permanence, chaque clic générant un revenu potentiel pour le site ou l’application visitée. Le but financier de structures médiatiques telles que Facebook ou Youtube est alors de créer ce que les designers d’expérience utilisateur appellent le « Hook », c’est-à-dire la création d’habitudes. Cela se traduit par crochet, « being hooked » signifie être hameçonné, être accroché. Dans son ouvrage Hooked : How to build habit-forming product[73], le designer Nir Eyal propose une méthode pour créer des applications créatrices d’habitudes. Ces habitudes proches de l’addiction tendent à capter de manière toujours plus régulière l’attention des individus au risque de la disperser dans un but de rentabilité. Pour l’auteur la création d’habitude peut faciliter la vie des utilisateurs en les accompagnant dans diverses tâches. Il différencie l’idée d’addiction et l’idée d’habitude de manière plutôt vague. Pour lui l’addiction est un phénomène d’autodestruction alors que l’habitude n’est pas mauvaise en soi et peut même apporter des bénéfices. Nous pourrions lui opposer que l’habitude n’est pas mauvaise en soi tant qu’elle est un choix raisonné mais que parler de « création d’habitude » revient à décider de ce qui est bon pour autrui à sa place, le privant de son autonomie. Il est intéressant d’étudier le champ lexical qu’il utilise malgré la distinction addiction/habitude qu’il défend. Pour définir les applications il parle « d’antidouleurs », de « soulagement », l’élément déclencheur de l’utilisation de l’application est une « douleur », ou une « démangeaison prononcée » [74]. Ces douleurs et ces démangeaisons peuvent être des angoisses sociales, la peur de s’ennuyer, la peur de voir disparaître des moments importants de sa vie. Les applications auraient donc pour but de nous soulager de toutes ces expériences négatives en détournant notre attention. Le terme antidouleur est pertinent lorsque l’on revient sur nos expériences quotidiennes. L’antidouleur apporte un soulagement mais il ne soigne pas les maux. Discuter sur Facebook ne fait pas définitivement disparaître les sentiments de solitude ou d’ennui, mais nous y rend moins attentif. Plutôt que de chercher à comprendre les raisons de ces sentiments de solitude ou d’ennui, nous n’avons plus qu’à ouvrir une application pour nous en débarrasser temporairement. De la même manière on pourrait évoquer le partage de tranches de vie sur Instagram et le besoin grandissant de reconnaissance sociale qui génère une nouvelle forme de compétition et de peur de « rester en arrière », d’être oublié[75]. Cette consommation déclenchée par un sentiment de mal-être et récompensée par un plaisir instantané[76] dans le but de générer un retour régulier ressemble beaucoup à ce que nous pourrions qualifier d’addiction malgré ce qu’écrit Nir Eyal.

Nous avons évoqué plus tôt que l’individualisation du web était l’un des piliers de la monétisation de l’attention, nous allons maintenant voir comment elle participe du conditionnement de l’attention et de sa « captivation »[77]. L’individualisation du web le transforme selon les actions des individus, définissant des espaces personnalisés de navigation et d’expression de soi. L’aspect social des principaux sites et applications utilisés dans le monde répond à un besoin de réciprocité et invite donc à communiquer sur soi. L’analyse sociologique de Hartmut Rosa me semble éclairante sur cette nouvelle nécessité que l’on ressent de communiquer sa personne comme on communiquerait les capacités et les qualités d’un produit :

Par conséquent, dans les conditions de la modernité tardive, et avec un rythme intragénérationnel de changement social, la lutte pour la reconnaissance sociale quotidienne est aggravée de façon significative. Changeant de logique, passant d’une compétition « positionnelle » à une compétition « performative », elle continue à menacer les sujets d’une constante insécurité, de forts taux de hasard et d’un sens croissant de l’inutilité. Souffrir de la non-reconnaissance est la conséquence du fait de rester en arrière, en retrait ; les gens craignent donc de « rester en retrait » plus que n’importe quoi d’autre dans leur vie (…)[78]

Pour Hartmut Rosa, l’accélération comme moyen de compétition économique est entrée dans nos vies individuelles par le biais de la connexion permanente des individus. Les méthodes de création d’habitudes présentées par Nir Eyal et l’idée d’Hartmut Rosa se répondent parfaitement pour créer un système dans lequel nous sommes conditionnés à communiquer notre vie privée. D’un côté, une accélération globale de la société nous place dans une incertitude permanente de reconnaissance sociale. De l’autre, de grandes entreprises proposent de nous soutenir dans cette lutte pour la reconnaissance sociale. Nous avons donc bien face à nous un système de douleurs et d’antidouleurs. Cette lutte marque également l’entrée de la conception quantitative de l’attention dans nos relations sociales. La quantification de l’attention, une conception économique dont le but est la maîtrise de ladite attention, devient peu à peu une normalité quotidienne sans que nous nous en apercevions.

Fig.9 Demetricator, Benjamin Grosser, 2012

Voici une image datant de 2012 présentant un état des choses auquel nous nous sommes progressivement accoutumés. Elle présente les 2 même fenêtres Facebook avec et sans la présence de l’attention quantifiée. Chaque contenu posté sur le web reçoit ou non de l’attention, cette attention prend la forme de commentaires, de partages et de « likes ». Le plugin Demetricator[79], réalisé par Benjamin Grosser en 2012, permet d’éliminer toute quantification des réseaux sociaux Facebook, Instagram et Twitter. Il illustre de manière frappante l’attention que l’on porte aux chiffres et permet de redonner de l’importance au contenu. Est-ce qu’un contenu nous intéresse parce qu’il a obtenu beaucoup d’attention ? Que signifie le fait de « liker » ? Est-ce vraiment révélateur d’un intérêt fort ? L’importance de ces chiffres dans l’attention que l’on porte aux différents contenus sur le web est invisible tant qu’ils sont vus, mais devient criante lorsqu’on les efface. Ils soutiennent un système économique construit sur le besoin de reconnaissance et modifie l’attention que l’on porte au monde et à autrui.

Toute cette lutte poussée par une pression sociale orchestrée par un système compétitif permet la collecte de données des utilisateurs qui communiquent pour « ne pas rester en arrière ». Cette collecte d’informations personnelles est invisible bien que nous l’acceptions à chaque fois que nous nous inscrivons sur un site ou une application. Nous sommes de plus en plus conscients de cette collecte et bien qu’elle nous déplaise, nous l’acceptons progressivement, comme une normalité. Elle devient peu à peu une part du contrat qui nous permet l’accès à une infinité de contenus gratuitement. Le documentaire Nothing to Hide[80] de Marc Meillassoux et Mihaela Gladovic montre la perversion de l’idée que sous prétexte que nous n’avons rien à cacher, nous n’avons pas à nous inquiéter de cet espionnage permanent. Car cette collecte pose plusieurs problèmes très concrets, même pour quelqu’un qui n’a « rien à cacher ». Notre vie privée devient inexistante, une expérience réalisée au cours du documentaire montre comment 30 jours de données collectées par Google et Facebook permettent de reconstituer très exactement la vie d’une personne. Placées entre de mauvaises mains il paraît évident que ces données peuvent nous nuire, ce qui est autorisé aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain. Le deuxième problème que pose cette collecte touche directement le sujet de l’économie de l’attention. Elle permet l’adaptation du web à chaque utilisateur, amenant aux potentiels dérives normalisatrices que l’on a pu voir plus tôt. La pression sociale et le plaisir qu’apportent la réciprocité et l’approbation d’autrui semblent dépasser le désagrément provoqué par l’insinuation de puissances financières et politiques dans notre vie privée. En cela la définition faites par Philippe Vion-Dury d’une société de la « servitude volontaire » semble proche de la réalité. L’auteur voit dans cette acceptation résignée un drame économique et politique.

En décuplant la quantité et la nature des données, c’est l’essence même des méthodes qui a changé, en permettant d’étudier avec une plus grande précision des phénomènes collectifs, mais surtout individuels. De nouveaux acteurs se sont ainsi vu conférer un pouvoir d’influence sur une multitude d’aspects de nos vies et au sein d’espaces numériques que nous fréquentons au quotidien. De statistiques de masses et probabilités grossières, on passe à un tout autre régime : individualisé, précis, invisible et omniprésent, capable de refaçonner la société.

[81]

Comme les pigeons de Skinner, nous sommes en permanence observés. Chacune de nos actions révèlent peu à peu ce à quoi nous sommes sensibles, ce qui nous pousse à l’achat, ce qui nous fait nous déplacer, ce qui nous fait rester des heures devant un écran. L’assemblage de ces données permet de reconstituer notre caractère, de comprendre le fonctionnement de notre attention individuelle. Peu à peu nous participons à la création d’un système numérique qui nous connaît mieux que nous-même et qui peut potentiellement nous manipuler, prévoir et déclencher nos actions. La crainte provoquée par cette sur-attention des médias numériques à notre attention est celle de la mort du hasard et de l’autonomie. Il faut certainement apporter des nuances aux propos radicalement pessimistes des théoriciens, notre expérience quotidienne nous confrontant à des individus qui ne sont pas totalement standardisés. Toutefois les concepts sociologiques et l’analyse des techniques utilisées montrent l’influence grandissante et inédite de la pensée économique sur la pensée individuelle[82]. Influences d’une conception quantitative de l’attention et du comportement humain sur le rapport qualitatif que nous entretenons avec le monde que nous habitons.

Une structure aliénante auto-entretenue

La mise en place d’une économie de l’attention requiert une quantification de l’attention qui permet de contrôler et d’échanger celle-ci. Nous avons étudié quelques mécanismes contemporains qui permettent aux nouveaux médias d’optimiser la captation de l’attention par le biais de structures individualisées mais normalisantes et de manipulations comportementales menant à une forme de conditionnement. Tout cela vise la quantification et le contrôle en tendant à former l’attention des individus pour qu’elle soit la plus réceptive possible aux signaux émis par les annonceurs. Les structures qui s’épanouissent le mieux dans cette économie de l’attention sont des structures dans lesquelles les individus sociabilisent et communiquent leur identité, offrant à des entreprises des données personnelles ensuite vendues pour mieux connaître et manipuler ces individus en ciblant leurs intérêts et potentiels désirs. Ces connaissances des individus permettent également de les maintenir dans ce qu’on appelle des bulles de filtres, des espaces dans lesquels les informations s’adaptent aux idées des individus afin de les garder dans une zone de confort. Cela a pour effet un renforcement de nos opinions porté par une absence de remise en cause, ce qui peut empêcher l’évolution des individus, leur individuation. Il ne s’agit donc pas d’une privation de certains contenus ou d’un contrôle tyrannique des objets d’attention mais d’une médiasphère à la fois normalisée par les algorithmes basés sur un classement de ce qui capte le mieux l’attention et individualisée selon les opinions et désirs de chaque utilisateur. Ajoutez à cela des pratiques de manipulation comportementales et on obtient une médiasphère abondante de contenus mais qui valorise un maintien des opinions et une uniformisation des pratiques numériques dans un but mercantile. Nous allons maintenant questionner la mise en place d’une éthique de l’attention qui permettrait une résistance à ce contrôle grandissant d’une pensée quantifiée et compétitive[83] sur la formation de notre attention et de nos individualités.

Pour une conception éthique et écologique de l’attention

Par le biais du financement des médias par la publicité, la marchandisation de l’attention permet l’accès à un contenu perçu comme gratuit[84] et illimité. Comme nous avons pu le voir, cette économie occulte nécessairement une grande partie du concept d’attention pour exister. Ainsi elle réduit l’attention à une quantité, à une valeur marchande échangeable. Cette réduction du concept entraîne l’évitement de la question de l’objet de l’attention. Il ne s’agit plus de mettre en avant ce qui mérite l’attention, mais ce qui va réussir à la capter par tous les moyens. Cela nous ramène à la critique de la rhétorique de Platon[85], les rhétoriciens savent convaincre mieux que quiconque, mais ils n’ont rien à offrir si ce n’est un discours. De la même manière, la monétisation de l’attention semble amener à une course déraisonnée de sa captation qui efface progressivement la question de ce qui la mérite. Pourtant cette question paraît essentielle dans la formation des individus, dans l’évolution des sociétés et dans toute création qui s’impose à autrui. Elle touche à des concepts d’éthique complexes à aborder car ils dépendent de chacun d’entre nous. Pour traiter cette question sans tomber dans un propos moralisateur nous nous appuierons sur la définition du « care » tel que l’a défini Harry Frankfurt dans son essai The importance of what we care about[86]. En anglais, le terme « care » traduit le fait d’être attentionné et non seulement attentif. « To Care about something » signifie donc bien donner de l’attention à quelque chose, mais pas seulement, il s’agit d’offrir notre attention à un objet de manière prioritaire sans que cela dépende d’un choix utilitaire, logique ou encore d’une obligation morale ou sociale. Il s’agit pour Harry Frankfurt de s’investir, de s’identifier à certains objets d’attention, de telle sorte que nous nous rendons vulnérables, poreux. Nous souffririons de les perdre mais nous nous enchanterions d’une évolution positive de ces objets[87]. Il ne s’agit donc ni de désir, ni de devoir, mais d’une tension naturelle et subjective dont les racines sont enfouies dans l’expérience impénétrable des individus. Ces objets particuliers d’attention se trouvent au cœur de la vie humaine, ils sont des centres de gravité autour desquels nos vies orbitent. Ils peuvent prendre la forme d’un but à atteindre, d’un mode de vie considéré comme bon, de personnes auxquelles on tient mais aussi simplement de choses possédées. Selon Hartmut Rosa qui reprend cette idée de Harry Frankfurt, « Nous ne pouvons fonctionner en tant qu’acteurs humains que si nous avons une idée de là où aller et de ce qui constitue une vie bonne et riche de sens »[88]. Je considère alors comme éthique toute création qui soutient ou, du moins, qui ne va pas à l’encontre de la réalisation d’une « vie bonne et riche de sens » des individus, d’après leur propre jugement. Il s’agit donc de protéger un idéal d’autonomie que l’économie de l’attention menace par ses méthodes de persuasion et de manipulation.

Pour aborder cette question éthique de la captation numérique de l’attention nous allons d’abord traiter de ce qui s’y oppose le plus fermement, à savoir le rejet du numérique. Comment l’économie de l’attention entre-t-elle en concurrence avec notre volonté ? La déconnexion est-t-elle réellement une solution ?

Nous étudierons par la suite la question d’une éthique collective écologique en attirant l’attention sur les dégradations environnementales causées par une économie trop souvent perçue comme immatérielle. Enfin, nous reviendrons sur la figure du designer éthique. Nous étudierons le rôle limité mais essentiel que nous pouvons choisir de jouer dans la redéfinition de ce qui mérite l’attention.

Je ne voudrais à aucun prix voir quiconque adopter ma façon de vivre ; car, outre que je peux en avoir trouvé pour moi-même une autre avant qu’il ait pour de bon appris celle-ci, je désire qu’il se puisse être de par le monde autant de gens différents que possible ; mais ce que je voudrais voir, c’est chacun attentif à découvrir et suivre sa propre voie, et non pas à la place celle de son père ou celle de sa mère ou celle de son voisin.[89]

La promesse brisée du web.

Nous avons tenté d’expliciter les dérives existantes et potentielles d’une conception quantifiée de l’attention. L’idée derrière cette explicitation était de démontrer comment une pensée économique peut nous détourner de ce qui mérite notre attention, au profit d’une consommation médiatique addictive et peu enrichissante. Mais nous nous trouvons désormais face à la question essentielle qui est restée dissimulée sous notre critique de l’économie de l’attention, et qui donne du fil à retordre aux théoriciens qui s’intéressent au sujet. De quoi notre attention est-t-elle détournée ? Qu’est-ce qui mérite notre attention ? Les théories que nous avons abordées s’arrêtent régulièrement face à cette question. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’elle est inséparable de la notion d’individualité, et de ce fait, périlleuse à aborder de manière théorique et univoque. Chacun fait l’expérience du monde de manière subjective et définit ce qui mérite son attention, selon ses propres valeurs. Ce que des auteurs comme Jonathan Crary ou Hartmut Rosa reprochent à l’économie de la captation attentionnelle, c’est d’occuper un temps si important de nos vies, que nous n’avons plus le temps de définir ces valeurs. Notre expérience empirique nous fait adhérer à cette idée. Si nous avions passé le temps que nous passons devant les écrans à essayer de résoudre la crise climatique, celle-ci serait certainement résolue. Mais ce n’est pas de notre faute, c’est de la faute de ceux qui dispersent notre attention. Bien sûr cela est vrai, du moins en partie. Mais expliquer tous nos problèmes attentionnels par ce seul angle, c’est ignorer l’éternel conflit d’intérêt qui existe entre notre volonté idéalisée et nos penchants naturels.

« La plupart des hommes agissent sans connaître la raison de leur conduite. Ils ont des habitudes et ils ne s’en rendent plus compte. Ils continuent ainsi toute leur vie et ils ne savent pas pourquoi. »[90]

« L’oiseau jaune sait le lieu où il doit se fixer. Se peut-il qu’un homme soit moins intelligent qu’un oiseau ? »[91]

Ces deux courtes pensées de Confucius, datées d’il y a plus de 2000 ans, témoignent de la vieille existence de ce conflit entre volonté et penchants naturels. La question de ce qui mérite l’attention amène à la question du sens de l’existence et dépasse un simple contexte médiatique. Sur quoi devrait-t-on porter notre attention, et dans quel but ? Et d’après quelle échelle de valeur ? D’après Albert Camus, un début de réponse à cette question nait dans la lassitude, dans l’ennui, dans la réalisation que le sens ne préexiste pas à la définition qu’on lui donne.

Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le"pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement."Commence", ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite.[92]

La suite, c’est cette recherche de sens qui fait de notre vie une expérience riche et non une répétition machinale. Cette recherche nous amène à définir ce qui mérite notre attention, ce qui relie nos expériences et transforme notre vie en une histoire cohérente. Dans un contexte de captation permanente par une économie de la distraction et de la consommation, il n’est pas étonnant qu’il nous arrive d’oublier de chercher, comme le décrit avec justesse Hartmut Rosa.

Ainsi nos pouvoirs potentiels, les options et les occasions auxquelles nous avons accès augmentent sans cesse, alors que nos capacités concrètes de « réalisation » diminuent progressivement. (…) En fin de compte, cependant, nous avons tendance à oublier ce que nous voulions « vraiment » faire et qui nous voulions vraiment être – nous sommes tellement dominés par la nécessité d’épuiser la « liste des choses à faire » et par les activités de consommation à gratification immédiate (…) que nous perdons la sensation qu’il existe quelque chose d’« authentique » ou de cher à nos yeux.[93]

C’est dans cet oubli de ce que nous voulons faire, de ce que nous voulons être, que naît l’aliénation[94]. La dépossession du contrôle sur notre attention est perçue comme contraire à la « vie bonne », définie comme une vie permettant la réalisation de soi.

Afin de redonner de l’attention à notre attention et à ce qui la mérite, Yves Citton définit le concept de « vacuoles attentionnelles»[95]. Ces vacuoles correspondent à des temps de déconnexion essentiels au développement des individus. Nous ne pouvons pas créer de liens authentiques et individués avec le monde si nous ne prenons pas le temps d’intérioriser nos expériences, de les faire nôtres. Ces vacuoles sont particulièrement importantes chez les jeunes enfants. Car comme nous l’avons vu au début de cette recherche, ils construisent leur attention socialement et leur empathie par mimétisme. L’être attentionné fait primer ce à quoi il donne du sens sur ses besoins et désirs physiologiques. La déconnexion des structures de captation apparaît alors comme une solution radicale mais efficace pour se retrouver.

Fig.9 Nothing in the news, Joseph Ernst de Sideline Collective, 2017 Projet d’édition des plusieurs dizaines de journaux dans lesquels la maquette apparaît vidée de son contenu.

Cette recherche de déconnexion, de vide, apparaît dans une série de projets réalisés par Sideline Collective. Ces projets consistent en une poétique exhibition de rien. Rien dans l’actualité, rien sur internet. À quoi bon présenter du rien ? D’aucun répondraient que « mieux vaut n’penser à rien, que n’pas penser du tout »[96] ou même que « rien c’est bien mieux que tout »[97]. Ce que ces projets rendent manifeste c’est l’absence de rien dans nos vies. Le flux permanent d’informations et d’activités possibles a peu à peu fait du rien un luxe. Face à rien, le spectateur est invité à penser par lui-même, sa pensée et son attention n’ont plus de supports sur lesquels se poser. C’est dans ces moments de vide que l’attention se tourne vers ce qui la mérite, rien ne s’impose à elle. Ou plutôt : rien s’impose à elle. Nous avons évoqué l’idée de Camus selon laquelle la conscience du vide, le fameux « pourquoi », est le point de départ de la recherche de sens. Ce projet en est une belle illustration. Il nous interroge sur notre rapport au monde, sur la pertinence de l’information qui s’impose à nous, sur la sincérité de l’intérêt qu’on y porte au quotidien.

Fig.10 Nothing on the internet, Sideline Collective, 2018 Nothing on the internet reprend l’idée de Nothing in the news et la réadapte au support web. À l’aide d’un plugin, il est possible de vider son internet de tout contenu.

Cette interrogation du rapport que l’on entretient avec le monde doit aussi nous amener à questionner notre responsabilité dans l’état actuel d’une économie omniprésente de l’attention. Bien qu’elles soient convaincantes car elles justifient toutes nos difficultés à maîtriser notre attention et à construire du sens, les théories de l’aliénation par l’omniprésence de la consommation dans nos vies connaissent leurs limites. La déconnexion ne nous empêche pas d’avoir du mal à nous concentrer et les individus que nous côtoyons au quotidien ne sont pas des automates dénués de personnalités et incapables de faire des choix volontaires. Notre nostalgie pré-numérique et notre frustration face à la dispersion de notre attention pourrait se trouver ailleurs. De la même manière que la pensée économique cherche à réduire l’attention à une quantité échangeable et monnayable, nous voudrions avoir toute puissance sur elle et la contrôler à dessein. Seulement, nous rencontrons des limites naturelles que l’accès au savoir mondiale met en exergue. Peut-être avons-nous trop espéré que le rassemblement de toutes les connaissances humaines sur un seul espace résoudrait la question du sens de nos existences, et donc, de ce qui mérite l’attention. Peut-être sommes-nous terriblement déçus de nous rendre compte du pouvoir qu’exercent les vidéos de chats, le besoin de reconnaissance sociale et la libido sur notre volonté.

En clair, ce n’est pas au web de définir ce qui mérite notre attention et ça ne l’a jamais été. Comme le dit l’ordinateur surpuissant du Guide Galactique de Douglas Adams, « trouver la question fondamentale de la vie, de l’univers et du reste », « c’est coton »[98]. Et cette réponse ne nous satisfait pas. C’est dans cet espoir de transcendance et cette déception que l’on peut percevoir l’idée d’une promesse brisée du web. Promesse brisée entre le créateur utopiste[99] et sa création pervertie par l’argent. Promesse brisée entre notre volonté de tirer le meilleur du web et notre incapacité à le faire. Promesse brisée entre utilisateurs et concepteurs d’applications et de sites qui les exploitent à leur insu. L’état actuel du web nous frustre car il résulte, entre autres, de nos actions et de nos inactions. Il nous renvoie l’image de nos faiblesses et de nos limites. S’il sait si bien capter nos attentions malgré notre volonté, c’est peut-être qu’il a déduit que nous préférions la futilité à la recherche de sens[100], le divertissement aux considérations écologiques.

Comme le rappelle Daniel Bougnoux, « la domination court dans les deux sens, les journalistes se trouvant eux-mêmes otages de la façon dont nous achetons les nouvelles »[101].Le développement d’une éthique de l’attention nous demande à la fois d’être critiques d’un système économique qui tente d’infiltrer toutes les facettes de nos vies, mais aussi d’être critiques envers nous-même en tant qu’êtres attentifs. S’absoudre de notre responsabilité individuelle en attendant une réponse venue du ciel nous maintient dans un état des choses insatisfaisant pour toutes les raisons évoquées.

Prêter à un système (que nous entretenons) toute la charge de notre difficulté à habiter le monde mène à une forme de pessimisme et à une impression d’impuissance immobilisante[102]. Comme les enfants agaçants que nous avons été, réapprenons à demander « pourquoi » chaque fois que nous avons la sensation d’agir malgré nous.

L’écologie comme éthique attentionnelle collective

Nous avons analysé la manière dont tout un système économique que nous entretenons, en partie malgré nous, tente d’effacer nos volontés individuelles au profit d’une consommation de masse. Nous avons ensuite essayé de répondre à la question éthique de ce qui mérite notre attention d’un point de vue individuel. La réponse à cette question est vague puisqu’elle consiste elle-même en une question que chacun se doit de se poser. Qu’est-ce qui mérite MON attention ?

En revanche, il existe un objet d’attention qui devrait tous nous intéresser, celui de l’écologie et du coût invisible qu’engendre notre consommation médiatique. D’une éthique attentionnelle valorisant le développement de l’individualité et le renforcement de l’autonomie, passons à la question d’une éthique plus collective au travers de la question écologique. Il est important de noter que ces deux éthiques peuvent entrer en contradiction, sans être contradictoires pour autant. Une éthique écologique pouvant prôner une réduction des possibilités de consommation offertes aux individus. Cependant, nous pouvons espérer que le bien commun dépasse majoritairement le désir consumériste dans l’échelle de valeur de « ce qui mérite l’attention » des individus.

L’économie de l’attention concerne l’écologie d’au moins 2 manières, l’une directe et l’autre indirecte. Par sa matérialité, elle impacte directement l’environnement par la pollution et la dépense d’énergie qu’elle génère. Par la communication, elle invite a toujours plus de consumérisme, accentuant la production et donc la pollution. De plus, en monopolisant et en maintenant l’attention ailleurs que sur l’écologie, elle nous en détourne malgré l’urgence de la situation. Là où l’économie capitaliste nécessite une accélération constante de la production et de la croissance, l’écologie nécessite une réduction de la consommation et un ralentissement de nos modes de vie. L’accélération est au cœur à la fois des problèmes écologiques, et des problèmes attentionnels que nous rencontrons. L’occupation permanente de nos attentions nous donne l’impression de n’avoir ni le temps de nous réaliser, ni le temps de nous occuper de ce qui nous permet de vivre, à savoir notre écosystème. Après avoir porté notre attention sur le fonctionnement logique de l’économie de la captation attentionnelle, portons là sur son fonctionnement matériel.

Les discours qui entourent l’économie du numérique tendent généralement à faire oublier cet aspect au travers d’un lexique de l’immatériel : le « cloud », le virtuel (opposé au réel physique), l’économie de la connaissance, l’économie de l’attention. Mais cette économie est en réalité bien ancrée dans notre monde et chaque navigation sur internet représente un coût. Dans un essai sur le coût matériel de l’économie de l’attention, Sy Taffel[103] utilise une méthode d’analyse qu’il appelle « théorie de l’assemblage ». Celle-ci consiste à diviser chaque action réalisée sur internet en micro-tâche réalisées par l’ordinateur, ou encore à réduire nos appareils électroniques à toutes les pièces qui les composent pour déduire d’où elles proviennent et comment elles ont été produites. Partant de l’origine des pièces, il recréé le chemin qu’elles ont suivis avant d’être assemblé en un smartphone ou un ordinateur. Il démontre par exemple comment l’extraction minière de tantale, matériau utilisé comme conducteur électrique dans nos appareils, a financé la guerre en République Démocratique du Congo tout en causant une destruction de l’environnement et l’exploitation de travailleurs dont certains n’ont pas plus de 8 ans. Depuis l’essai de Sy Taffel en 2012 la situation a peu changé et notre consommation numérique n’a pas cessé d’augmenter[104]. Le coût écologique de notre consommation ne s’arrête pas là, après avoir été extrait, les minerais sont ensuite transportés en Chine où ils sont assemblés. En 2006, un scandale a fait trembler Apple, la construction des Ipods reposaient sur des droits du travail bafoués et une exploitation de la pauvreté par la manufacture de Foxconn à Shenzhen. Nous pourrions également évoquer la pollution chimique causée par la manufacture des appareils dans des zones appelés les « Superfunds » aux États-Unis ou le non recyclage des appareils dits obsolètes qui sont simplement envoyés dans des pays du Tiers-Monde dans des zones appelées les « E-waste ». Sy Taffel conçoit l’écologie selon la théorie de Félix Guattari évoquée au début de cette recherche, c’est-à-dire comme une pensée des relations médiatiques, sociales, environnementales, psychologiques et politiques[105]. Le coût écologique de la consommation numérique dont nous avons étudié l’impact sur l’attention dépasse de loin l’atteinte à notre autonomie.

Fig.11 Un “creuseur” descend dans un tunnel à la mine de Kawama. Les tunnels sont creusés avec des outils manuels et continue profondément sous la terre, c Michael Robinson Chavez, Juin 2016

Une réelle proposition éthique de l’économie de l’attention ne pourra pas éviter la question de ces coûts écologique. Elle nécessite une prise de conscience massive qui permettra à chacun de faire un choix éthique autonome sur ce que l’on décide ou non de consommer et sur la pertinence d’une structure au contenu illimité. Le déséquilibre entre la communication marchande et la dénonciation des fondations morbides sur lesquels elle est construite mène logiquement à une large méconnaissance de ces faits par les individus. Aucun acteur de l’économie de l’attention n’a d’intérêt à dénoncer le système qui lui permet de subsister, si ce n’est le véritable journalisme qui souffre plus de l’explosion du numérique qu’il n’en jouit[106]. Il y a encore là une forme d’aliénation, en dissimulant (ou plutôt en noyant) ce sur quoi notre consommation repose, nous sommes dépossédés de notre capacité à faire des choix selon nos valeurs. Paradoxalement les moyens de dénonciations des pratiques inhumaines qui nous permettent l’accès permanent à l’information et surtout aux distractions se trouvent sur les mêmes réseaux d’informations que ceux qu’ils dénoncent.

Designer éthique et sincérité

Les constats auxquels nous ont mené cette recherche sur la conception économique de l’attention sont assez peu réjouissants. Les questions éthiques et écologiques soulevées semblent rencontrer un mur : l’économie capitaliste repose sur la concurrence permanente et donc sur une accélération et une croissance qui le sont également. Or, la seule réponse que nous trouvions pour répondre à ces questions se trouvent dans la décélération : la réflexion individuante nécessite du temps d’intériorisation séparé de structures de captation attentionnelle et le renouvellement effréné de l’économie maintient les inégalités et l’exploitation écologique.

Dans ce contexte, le design est utilisé à des fins qui ne conviennent pas au designer critique. Plutôt que de faciliter la lecture du monde, il permet « l’extension d’un formatage esthétique mondialisé »[107] qui participe de notre difficulté à trouver une résonance[108] dans le monde. Pour Annick Lantenois, en ignorant les logiques de la programmation et les structures de l’économie de l’attention, le designer graphique se condamne à renoncer à son attitude critique et devient un simple exécutant au service de puissances financières. Les conditions de production et de diffusion des créations numériques, ainsi que les logiques de conditionnement qui structure l’économie de l’attention, doivent être connues de tous, mais en particulier des designers. Le design créé un lien entre un commanditaire et un public, ce lien prend la forme d’un projet. Le projet doit être constitué dans le respect de tous les acteurs qu’il touche. Il doit correspondre aux attentes du commanditaire mais aussi aux valeurs du designer et il doit répondre à une exigence éthique envers le public. Le numérique met plus que jamais le monde en relation, et c’est en termes de relations que doivent être pensés les projets de communication. Quel impact aura tel travail sur l’écologie sociale, psychologique et environnementale ?

La création graphique dont le seul but est le profit du commanditaire n’entre pas en « résonance » avec l’être attentionné. Elle est vide de sens et participe au maintien de ce qu’Albert Camus appelle le « silence déraisonnable du monde.»[109] Il n’est pas aisé de tenir un propos rigoureux et scientifique sur ce qui définit une création digne d’intérêt. Mais ayant tenté de montrer l’incohérence d’une conception objective de l’attention durant l’entièreté de cette recherche, permettons-nous de mettre cette rigueur de côté. Si le design doit être conçu d’après un questionnement sur les relations et dans un respect de l’attention du spectateur, alors il me semble que nous pouvons trouver une solution éthique de la création au travers de la notion de sincérité. Il me semble que les créations qui nous touchent réellement, qui nous pénètrent et redéfinissent notre rapport attentionnel au monde, ont en commun cette sincérité. Au travers de celle-ci, l’individu transparaît et nous rappelle à notre propre individualité. Il s’investit dans sa création et lui donne une forme d’humanité qui s’oppose à une logique productiviste normalisée. En étant attentionné envers sa création, il la rend digne de mériter l’attention d’autrui.

Le message porté par la création n’a alors pas besoin d’être « utile » ou « grave » : qui oserait dire que Sacré Graal des Monty Python ne mérite pas notre attention ? L’attention ne devrait pas être considérée comme un objectif, mais comme une récompense. La pensée économique réduit l’attention en chiffres et nous pousse à adopter sa conception et les règles compétitives qu’elle nous impose, mais nous ne sommes pas obligés de les accepter. Pourquoi scrolle-t-on indéfiniment dans un contenu qui ne nous intéresse pas ? Certainement dans l’espoir de tomber sur un contenu sincère qui entre en résonance avec nous. Nous avons le pouvoir, en tant que spectateur et que communicants, de valoriser cette sincérité et d’ignorer les contenus vides dont le seul objectif est d’obtenir des clics.

Dès 1946, László Moholy-Nagy définissait le danger que constituait le fait d’ignorer toutes nos responsabilités sous prétexte de suivre une mode :

Il faut rééduquer une nouvelle génération de producteurs, de consommateurs et de designers pour retrouver un nouveau savoir fondé sur des bases sociobiologiques. Les nouvelles générations qui auront reçu cette éducation seront invulnérables aux tentations des modes, prétexte à fuir toutes responsabilités économiques et sociales.[110]

Nous allons terminer cette recherche sur l’attention par un exemple rigoureux de création attentionné. Sans être un modèle à suivre, je crois que le cas d’Hokusaï est particulièrement représentatif d’un autre monde possible dans lequel ne règne pas la concurrence permanente de la captation et de la vénération de la vitesse :

Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers l’âge de cinquante, j’ai publié une infinité de dessins ; mais je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans. C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons, des plantes, etc. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses ; à cent, je serai décidément parvenu à un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de cent dix, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant.[111]

Fig.12 La lune sur la rivière Yodo, Hokusaï, 1830

Éloge de l’ennui et de l’inutile

En 2013 j’ai passé une année à Brest en licence de Philosophie. Sans désir d’aller au bout de la formation, avec seulement une quinzaine d’heures de cours par semaine et sans connexion à internet, j’ai passé une grande majorité de mon temps à aller à la bibliothèque, à lire et à regarder des films seul dans un petit appartement.

Un jour, l’un des professeurs de la formation, Pascal David, historien de la Philosophie qui a traduit de nombreux ouvrages de Martin Heidegger, nous a interrogé sur l’utilité de la Philosophie. Après de nombreuses réponses qui cherchaient à justifier tant bien que mal l’existence de cette discipline, il nous a rétorqué que celle-ci était, par essence, inutile. La philosophie c’est l’ennui, nous a-t-il dit, mais pas n’importe lequel, l’ennui royal. L’attention, la remarque, c’est peut-être l’étincelle qui fait naître celle-ci, le début de la pensée. Le but ultime de l’économie de l’attention est d’occuper chaque instant non productif de notre existence. D’éliminer tout sentiment de solitude, d’ennui, de mal-être. Mais ce sont dans ces moments que nous pouvons voir plus loin que la minute qui suivra, que nous pouvons remettre en cause des faits établis. Ce sont dans ces moments d’ennui et d’attention à l’inutile que naissent les Van Gogh, les Albert Einstein, les Socrate et les Friedrich Nietzsche. Ceux-ci n’ont pas cherché à nous divertir, à nous soulager de nos maux. Ils n’ont pas voulu toucher un large public, se faire connaître, capter l’attention. Et c’est peut-être pour cela qu’ils ont su toucher un large public, se faire connaître, capter l’attention, et ainsi, nous faire repenser la beauté du monde, la place de l’homme dans l’univers, le sens de la vie. Je crois que c’est dans leur sincérité qu’ils ont su nous toucher.

L’instrumentalisation de l’attention dans un but mercantile fragilise tous les instants qui nous permettent d’être et de devenir nous-même. Elle tend à nous cadencer aux rythmes des algorithmes afin de monétiser notre temps au prix de notre pensée, de notre environnement et de notre expérience de la vie. Les nouveaux médias ont beaucoup à offrir et nous vivons dans un moment excitant d’accès libre à la culture, de partage de savoir, de joie et de démocratisation de la création. Mais n’oublions pas sur quoi repose cet accès et gardons-nous, en tant que créateurs et que spectateurs, de céder à la séduction d’une occupation permanente de nos esprits. Résistons à la frénésie de l’immédiat, à la consolation factice de tous nos tourments et à cette volonté du capitalisme d’offrir un équivalent financier à chaque chose de ce monde. A force de considérer l’attention comme un simple trafic[112], la pensée économique risque d’en altérer l’essence. L’attention n’est pas un objectif, mais une belle récompense :

L'attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. Il est donné à très peu d'esprits de découvrir que les choses et les êtres existent. Depuis mon enfance je ne désire pas autre chose que d'en avoir reçu avant de mourir la révélation complète. Il me semble que vous êtes engagé dans cette découverte.[113]

Ennuyons-nous, inventons du sens, créons sans objectif de rentabilité, vivons à notre rythme. Quand viendra l’heure, nous ne regretterons certainement pas de ne pas avoir passé plus de temps les yeux rivés sur un écran aveuglant.

Bibliographie

Filmographie

Sitographie




mise en ligne 09.2019 - Texte, webdesign et développement : ©Quentin Le Garrec